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Ces pieux qui ne demandaient pas la piété filiale

Origène s’ôtant les génitoires (on raconte en effet que le Père de l’Église se serait castré), d’après le manuscrit MS. Douce 195 de la bibliothèque bodléienne.

Dans mon article sur le christianisme, j’avais brièvement évoqué quelques hérésies chrétiennes. Je donnerai ici un aperçu de plusieurs courants juifs et chrétiens de l’Antiquité qui s’abstenaient de la procréation. Les traductions des textes cités sont les miennes.

Mais avant de parler de ces sectes, j’aimerais revenir sur mon article à propos de la Bible hébraïque. Je citais le blog de Karim Akerma qui rapprochait Ecclésiaste 4:2-3 de ce passage des Lamentations d'Ipou-Our (je traduis de l’anglais) :

S’il pouvait y avoir une fin des hommes ! Plus de conception, plus de naissance ! Ô comme le bruit cesserait sur la terre ! Il n’y aurait plus de tumulte ! Lamentations d'Ipou-Our, édition d’Alan H. Gardiner, p. 44

Voilà qui colle à mon « argument du silence ». Un autre passage, à propos d’enfants qui reprochent à leur père de les avoir engendrés, reste dans la même veine :

En vérité, grand et petit disent : « Je souhaite mourir. » Les petits enfants disent : « Il n’aurait jamais dû me faire vivre. » Ibid., p. 36

En fait, je trouve que tout cela fait moins penser à l’Ecclésiaste qu’aux complaintes de Job et Jérémie. Celles-ci ont d’ailleurs dû inspirer l’auteur de l’Apocalypse d’Esdras (ou Quatrième livre d’Esdras), un texte apocryphe que l’on trouve par exemple dans certains manuscrits de la Vulgate :

Pourquoi Seigneur, pour quelle raison suis-je né ? Et pourquoi le sein de ma mère n’est-il pas devenu pour moi un sépulcre, afin que je ne voie pas la peine de Jacob et l’épuisement du peuple d’Israël ? 4 Esdras 5:35

On pourrait encore citer Psaumes 51:7, Psaumes 58:4, Job 10:18-19 et Job 14:1-4 comme versets dépréciant la naissance. Pour continuer avec quelque chose de plus positif, la prophétie d’Ésaïe sur les eunuques est particulièrement intéressante :

Et que le fils de l’étranger qui s’est rallié à YHWH ne parle pas pour dire : « YHWH me séparera certainement de son peuple ! » Et que l’eunuque ne dise pas : « Voici, je suis un arbre desséché ! » Car ainsi parle YHWH : « Aux eunuques qui observent mes sabbats, choisissent ce en quoi je prends plaisir et sont attachés à mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom qui vaut mieux que des fils et des filles ; je leur donnerai un nom éternel qui ne sera pas détruit. » Ésaïe 56:3-5

Le nom occupe une place importance dans la Bible hébraïque. L’expression « effacer le nom » signifie détruire complètement un individu ou un groupe. Le but du lévirat était justement de donner une postérité à un frère défunt, « afin que son nom ne soit pas effacé d’Israël » (Deutéronome 25:6). Ésaïe montre pourtant qu’il y a une autre manière de perpétuer son nom, et ce pour l’éternité. Il est intéressant de lire les paroles de Jésus en Matthieu 19:12 avec cette prophétie en tête. Je me dis aussi qu’il y a un parallèle à faire entre le discours d’Ésaïe et Apocalypse 3:12 dans le Nouveau Testament.

Quelques passages de la Bible hébraïque semblent voir d’un mauvais œil le grand nombre d’hommes : avant le déluge, la méchanceté de l’humanité croît en même temps que sa population (Genèse 6:1-5) ; Gédéon n’est pas autorisé à partir au combat avec une grande armée, de peur que les Israélites n’attribuent leur victoire à leur effectif plutôt qu’à Dieu (Juges 7) ; David est puni pour avoir recensé son peuple, peut-être parce que cela était vu comme un signe d’arrogance et de confiance en la puissance humaine (2 Samuel 24 ; 1 Chroniques 21).

L’éminent bibliste Thomas Römer fait remarquer dans un cours que Seth est engendré à l’image d’Adam son père (Genèse 5:3), tandis que ce dernier avait été fait à l’image de Dieu (Genèse 1:26-27). Cela donne l’impression que chaque génération s’éloigne un peu plus de l’idéal de la création divine. On trouve une idée similaire dans Frankenstein, où le monstre reproche à son maitre de l’avoir créé à sa ressemblance :

Dieu a fait l’homme beau, agréable, et à son image ; ma forme présente aussi une ressemblance avec la tienne ; mais une ressemblance horrible, plus horrible même par la ressemblance. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, traduction de Jules Saladin, t. II, p. 142

Et je ne peux pas m’empêcher cette pointe d’humour signée Théophile de Giraud :

Image

Aporie théologique : « Tu ne fabriqueras point d’images, rien de ce qui existe sur terre, sous la mer ou dans les cieux ! » Or l’homme est à l’image de Dieu (Genèse 1, 27), donc il faut s’interdire de fabriquer des hommes. Théophile de Giraud, Aphorismaire à l'usage des futures familicides, p. 67

Venons en maintenant aux chastes religieux de l’Antiquité. Un des trois courants du judaïsme décrit par l’historien Flavius Josèphe au Ier siècle de notre ère, était celui des esséniens. Ceux-ci formaient une communauté d’ascètes. Certains d’entre eux refusaient le mariage et n’avaient des enfants que par adoption. Cette manière de vivre était toutefois plus motivée par une misogynie que par des convictions antinatalistes (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 8). D’autres esséniens en revanche, de peur que l’espèce ne s’éteigne, approuvaient le mariage, pour autant qu’il fût consacré à la reproduction. (ibid.).

La secte juive des thérapeutes nous est uniquement connue par le témoignage de Philon d’Alexandrie, à la même époque que Flavius. Ils étaient également des ascètes et ne se nourrissaient que de pain et d’eau. Ils vivaient à l’écart du monde, allant même jusqu’à quitter leur propre famille (Philon, De la vie contemplative, 18). Philon rapporte qu’il y avait beaucoup de femmes vierges parmi eux :

Les femmes sont également reçues à table. La plupart d’entre elles sont de vieilles vierges ; elles gardent avec soin la chasteté non pas par contrainte comme certaines prêtresses chez les Grecs, mais plutôt par résolution volontaire, par zèle et désir de sagesse. S’appliquant à vivre selon elle, elles ne tiennent pas compte des plaisirs du corps : elles aspirent non pas à des descendants mortels mais immortels, que seule une âme aimant Dieu peut enfanter d’elle-même, après que le Père l’a fécondée par des rayons d’intelligence, avec lesquels il devient possible d’observer les doctrines de la sagesse. Ibid., 68

On trouve très tôt dans le christianisme des groupes qui s’interdisaient le mariage et la procréation. Dans le Nouveau Testament déjà, en 1 Timothée 4:3, Paul (ou plutôt quelqu’un qui se fait passer pour lui selon les spécialistes) condamne ceux qui proscrivent le mariage.

Les encratites (du grec ἐγκράτεια « modération, continence ») étaient des chrétiens ascètes qui gagnèrent en importance au IIIe. Ils ne buvaient pas de vin, ne mangeaient pas de viande, ne se mariaient et ne procréaient pas. Selon l’hérésiologue Irénée, le patriarche de l’encratisme était Tatien. Celui-ci pensait que la damnation d’Adam se transmettait via la reproduction. L’hérésie a souvent été combattue mais il semble que certains aspects de l’encratisme aient été conservés dans les milieux monastiques.

Dans le gnosticisme, on s’imagine que le monde matériel dans lequel nous vivons a été créé par un piètre démiurge, opposé au véritable Dieu. C’était également la pensée du théologien Marcion, qui considérait que le dieu de l’Ancien Testament, l’impitoyable juge des hommes, n’était pas le même que le dieu miséricordieux annoncé par Jésus. Marcion et les marcionites, refusaient de ce fait la procréation, afin de ne pas créer de nouveaux corps et d’étendre ainsi le monde matériel du Démiurge. En dépit de son antinatalisme, le marcionisme a exercé une grande influence jusqu’à la fin du IIIe siècle en Occident et jusqu’au milieu du Ve siècle en Orient.

On a vu jusqu’ici des raisons religieuses pour ne pas avoir d’enfants : désir de garder la chasteté, volonté de consacrer sa vie à Dieu, ou refus de contribuer à l’œuvre du Démiurge. Clément d’Alexandrie nous parle d’hérétiques qui « enseignent qu’il ne faut admettre ni le mariage ni la procréation, qu’il ne faut pas continuer d’introduire dans le monde d’autres personnes qui connaitront le malheur, et qu’il ne faut pas fournir plus de nourriture à la mort » (Stromates, III, 6). Ces raisons-ci concernent l’intérêt du potentiel enfants, ce qui est la principale motivation de l’antinatalisme contemporain. Il existait donc bel et bien des chrétiens antinatalistes dans les premiers siècles après Jésus-Christ.

Terminons par un peu de littérature apocryphe et hérétique. Clément d’Alexandrie cite plusieurs fragments appartenant à un texte que l’on nomme aujourd’hui l’Évangile grec des Égyptiens (Stromates, III, 6 ; 9 ; 13), dont on date la rédaction vers le milieu du IIe siècle. Ces citations, que certains comprenaient littéralement comme une exhortation contre la reproduction, nous permettent notamment de reconstruire un dialogue entre Jésus et sa disciple Salomé qui demande :

Jusqu’à quand les hommes mourront-ils ?

Jésus :

Tant que les femmes enfanteront.

Salomé :

J’ai donc bien fait, de ne pas avoir enfanté.

Jésus :

Mange de toute herbe, mais ne mange pas de celle qui a un gout amère.

Dans les Actes de Thomas, sans doute rédigés dans la première moitié du IIIe siècle, Jésus lui-même apparait dans la chambre à coucher de deux jeunes mariés de sang royal. Au chapitre 12, il dresse un catalogue de tous les problèmes que pose le fait d’avoir des enfants. Son exposé parvient à convaincre les jeunes gens de ne pas consommer leur mariage, au grand dam de leurs parents.

Un certain Jules Cassien avait écrit un De la continence. Il se sert de la prophétie d’Ésaïe que nous avions vu plus haut afin de rejetter l’argumentum ad natura utilisé pour justifier la procréation :

Que personne ne dise que, parce que nous possédons des organes qui nous donnent une forme de femelle ou de mâle, permettant de recevoir ou d’ensemencer, Dieu tolère les relations intimes. Si cette disposition était selon Dieu, vers lequel nous nous hâtons, il n’aurait pas bénit les eunuques, et le prophète n’aurait pas dit qu’ils se sont pas un arbre sans fruit, utilisant la figure de l’arbre pour désigner l’homme qui se fait volontairement eunuque de ce genre d’idées. Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 13

On appelle l’Évangile grec de Philippe l'apocryphe dont un fragment nous est parvenu grâce à Épiphane de Salamine. C’est une œuvre gnostique qui enseigne ce que l’âme doit réciter lors de son ascension pour ce libérer de ce monde. On remarque que l’âme ne doit pas avoir eu des enfants (Épiphane dit que si elle en a eu, il lui faut d’abord les libérer eux avant de pouvoir se libérer elle-même) :

Je me suis reconnue moi-même, dit-elle, je me suis rassemblée moi-même de toute part, je n’ai pas semé d’enfants à l’Archonte mais j’ai déraciné ses racines, j’ai rassemblé les membres dispersés et je sais qui tu es. Car moi, dit-elle, je suis de ceux d’en haut. Épiphane de Salamine, Panarion, 26, 13, 2

Ressources

Angelo Di Berardinoe et François Vial, Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien (2 volumes), Paris : Cerf, 1990. François Bovon et Pierre Geoltrain, Écrits apocryphes chrétiens, Paris : Gallimard, 1997. Jean-Jacques Lavoie, « De l'inconvénient d'être né. Étude de Qohélet 4,1-3 », Studies in Religion/Sciences Religieuses, 24/3 (septembre 1995), p. 251-392.