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Antinatalisme dans la Bible hébraïque

Le sacrifice d'Isaac, d'après une mosaïque de la synagogue de Beth Alpha.

Rechercher une pensée antinataliste dans la Bible hébraïque parait sans doute être une idée bien saugrenue. Après tout, le judaïsme, mais aussi le christianisme et l'islam qui ont hérité de cette littérature, se situent plutôt du côté pronataliste. Je tenterai toutefois de montrer que certains passages adoptent un point de vue assez négatif vis-à-vis de la naissance. Les extraits cités sont de ma traduction.

Afin de réfuter mon affirmation à pouvoir débusquer de l'antinatalisme dans la Bible hébraïque, on citera probablement le fameux « Soyez féconds et nombreux et remplissez la terre » dicté par Dieu. Cette instruction s'utilise encore de nos jours afin de justifier la procréation. Cela dit, en considérant ces mots dans leurs contextes respectifs, on remarque que Dieu s'adresse soit aux premiers humains (Genèse 1:28), soit à Noé et ses fils après le Déluge (Genèse 9:1). Alors que dans ces deux situations l'humanité ne compte qu'un faible effectif, aujourd'hui, étant donné sa population dépassant les huit milliards et son emprunte ayant foulé les sept continents et même la lune, on pourrait admettre qu'elle a d'ores et déjà accompli son devoir de se multiplier et remplir la terre. Aurions-nous donc toujours un impératif à nous reproduire ? Je laisse la question aux rabbins et autres théologiens.

Bien que les versets évoqués ci-dessus sont effectivement natalistes, je veux également rappeler que la Bible est un recueil de livres (eux-mêmes fréquemment rédigés par plusieurs auteurs) assemblé au fil des siècles. Compte tenu de cette diversité, il est naturel de trouver dans la Bible des sensibilités différentes ainsi que des nuances. Dans Genèse 6, tandis que l'humanité s'est accrue, Dieu constate la méchanceté de celle-ci. Pour remédier à ce mal, il décide pour ainsi dire de réinitialiser l'humanité avec le Déluge. Nous nous retrouvons subitement aux antipodes de Genèse 1 qui déclarait bonne la création de l'homme et encourageait sa propagation ; maintenant, il s'agit de stopper cette regrettable créature :

Alors YHWH se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre et s'affligea grandement en son cœur. Puis YHWH dit : « J'effacerai de la surface du sol l'homme que j'ai créé, de l'homme à la bête, jusqu'au reptile et au volatile du ciel, car je me repens de les avoir faits. » Genèse 6:6-7

Une raison pour laquelle l'antinatalisme est peu apprécié des milieux religieux est sans doute le fait qu'en s'opposant à la procréation de l'homme, il semble remettre en cause la création de Dieu. Cependant, l'extrait ci-dessus permet de cautionner une vision négative de l'humanité puisque Dieu lui-même la réprouve. L'épisode du Déluge montre encore que la reproduction n'est pas censée être inconditionnelle. Il y a premièrement le cas des Nephilim, qui, selon certaines interprétations de Genèse 6:1-4, seraient des êtres nés de l'union interdite entre des femmes humaines et les « fils de Dieu ». Deuxièmement, seul les justes, ici Noé, ont la possibilité d'assurer une descendance ; les méchants, eux, sont appelés à disparaitre. On peut faire un parallèle avec par exemple Deutéronome 28 qui bénit le fidèle en faisant surabonder le fruit de ses entrailles mais maudit l'infidèle en lui promettant la destruction et même de devoir manger la chair de ses enfants. La rupture de la généalogie via l'infertilité (voire le trépas de la progéniture) sert occasionnellement de punition pour une faute (Genèse 20:18 ; Osée 9:11-16).

Si on a vu que Dieu punit le malfaiteur, chacun de nous constatera que le malheur ne tombe pas exclusivement sur celui qui le mériterait ; c'est précisément là le thème du Livre de Job, l'histoire du juste souffrant. Job est un homme intègre qui perd tout ce qu'il possède : ses troupeaux, ses serviteurs, ses propres enfants et finalement sa santé. Accablé par la douleur, il maudit le jour de sa naissance, ce qui occupe un chapitre entier (Job 3). Il serait trop long de citer ici ce chapitre. Je vous propose à la place les paroles du prophète Jérémie – à qui, au passage, Dieu ordonne de ne pas avoir d'enfants afin qu'ils ne périssent pas comme les autres (Jérémie 16:2) – maudissant comme Job sa propre naissance :

Malheur à moi, ma mère ! Pourquoi m'as-tu enfanté, moi, un homme de dispute et un homme de discorde pour la terre entière ! Alors que personne ne me doit de l'argent et que je ne dois de l'argent à personne, tout le monde me maudit ! Jérémie 15:10
Maudit le jour en lequel je suis né ! Que le jour où ma mère m'enfanta ne soit pas béni ! Maudit l'homme qui informa mon père en disant : « Il t'est né un fils mâle », qui le combla de joie ! Que cet homme-là soit comme les villes que YHWH a détruites sans regret, qu'il entende un gémissement le matin et un cri de guerre à midi ! Pourquoi ne m'a-t-il pas tué dès le ventre ? Ma mère aurait été pour moi mon tombeau et son ventre serait toujours enceint ! Pourquoi donc suis-je sorti du ventre pour voir peine et chagrin, pour que mes jours s'écoulent dans la honte ? Jérémie 20:14-18

On pourrait croire que ce genre de propos tient du blasphème car rejetant le don de la vie offert par Dieu. Cela ne semble pourtant pas être ce que veut enseigner le Livre de Job si l'on considère son prologue et son épilogue. Dans le prologue, Job refuse précisément de se retourner contre à Dieu malgré le conseil de sa femme (Job 2:9-10). Dans l'épilogue, Dieu confirme que Job n'a pas parlé en mal à son égard (Job 42:7-8). Puisque Job n'offense jamais Dieu, je ne crois pas que déprécier sa naissance relève du blasphème.

Bien que le Livre de Job s'ouvre de manière tragique, on me dira sûrement qu'il ne s'arrête pas là mais se termine en happy end, prouvant que la vie vaut finalement la peine d'être vécue. Dieu restaure en effet Job dans son honneur, ses richesses et lui permet d'avoir de nouveaux enfants. Mais ce dernier point n'est-il pas étrange ? Est-ce que de nouveaux enfants peuvent simplement remplacer ceux qui ont péri ? Est-ce là une fin satisfaisante, ou aurait-il mieux valu que Job ne subisse pas son ordalie, quitte peut-être à ne jamais naitre ? Plusieurs exégètes s'accordent à dire que le livre présente une théodicée ambigüe. Par exemple, tous les malheurs du protagoniste proviennent en fait d'un pari entre Dieu et le Satan. Ou lorsque Dieu prend la parole vers la fin, il n'explique pas vraiment pourquoi Job a à souffrir de la sorte. C'est à se demander si le Livre de Job est à prendre au sérieux ou s'il n'a pas un message plus satirique. Un auteur propose par exemple de le lire comme une comédie (Whedbee, 2002).

Un autre livre qui s'intéresse à la question du mal est celui de l'Ecclésiaste (ou Qohélet). En constatant l'injustice qui l'entoure, en voyant les puissants qui oppressent impunément les faibles, l'Ecclésiaste déclare :

Alors j'ai célébré les morts qui sont déjà morts plus que les vivants qui sont encore vivants, et, mieux que les uns et les autres, celui qui n'a pas encore existé, qui n'a pas vu l'œuvre mauvaise qui est faite sous le soleil. Ecclésiaste 4:2-3

Vous reconnaitrez là une sentence qui ressemble à la sagesse de Silène. Il est possible que l'Ecclésiaste ait connu la philosophie grecque et ait lu Théognis (Rantson, 1918). Karim Akerma, le philosophe antinataliste allemand, rappelle sur son blog que l'Ecclésiaste était peut-être familier avec les Lamentations d'Ipou-Our, un récit égyptien dont un passage ressemble à notre texte.

En plus d'être injuste, la vie est vaine, « vanité des vanités ». Nous naissons, mais ensuite nous retournons tous à la poussière et nous sommes tous pareillement oubliés. Pour l'Ecclésiaste, l'existence n'est donc pas intrinsèquement bonne ; ce n'est pas la quantité ou la durée des vies qui importe, mais uniquement leur qualité :

Si un homme donne naissance à cent et vit un grand nombre d'années, aussi nombreux soient les jours de ses années, mais que son âme n'est pas rassasiée de bonheur et qu'il n'a pas de sépulture, je le proclame, l'avorton vaut mieux que lui. Ecclésiaste 6:3

En parlant d'avortement, on trouve dans Nombres 5:11-31 un rituel permettant apparemment d'interrompre une grossesse. Si un mari soupçonne sa femme d'infidélité, elle doit boire un breuvage faisant en sorte que « son ventre enfle et sa cuisse tombe » si elle est effectivement coupable.

J'ai présenté jusqu'ici les passages de la Bible hébraïque qu'on peut qualifier d'antinatalistes. Peut-être me dira-t-on que dans son ensemble, la Bible reste toutefois positive vis-à-vis de la naissance : la vie est une bénédiction pour laquelle il convient d'honorer ceux qui nous l'ont donnée – nos parents et Dieu. C'est vrai, mais je souhaite également montrer que certains textes sont « trop » natalistes et ne sauraient coller avec nos mœurs contemporaines.

La procréation est source de rivalités : Jacob et Esaü, frères ennemis dès le ventre de leur mère, en sont le symbole parfait (Genèse 25:22-23) ; Léa et Rachel, les femmes de Jacob, s'affrontent à faire plus d'enfants que l'autre rien que pour gagner l'affection de leur mari (Genèse 29:31-30:24). Le pronatalisme aboutit à la fornication : les filles de Lot, afin d'assurer à tout prix une descendance, couchent avec leur propre père, ce qui est probablement mal connoté par le texte puisque d'elles naitront les Moabites et les Ammonites, des peuples ennemis d'Israël (Genèse 19:30-38) ; Tamar couche avec Juda son beau-père (Genèse 38), ce qui ne semble pas mal connoté puisque de sa descendance naitra le roi David (Ruth 4:18-22). Les femmes des peuples vaincus deviennent des esclaves sexuelles : sur l'ordre de Moïse, les Hébreux massacrent les Madianites à l'exception des vierges qu'ils peuvent garder pour eux (Nombres 31:14-18) ; la Loi permet de prendre une prisonnière de guerre pour épouse (Deutéronome 21:10-14) ; les Benjamites capturent des femmes dans le but explicite de perpétuer leur tribu (Juges 21). En cas d'infertilité, on se sert d'une esclave afin d'assurer une descendance (Genèse 16:2 ; 30:1-3). Il y a un devoir de pratiquer le lévirat (Deutéronome 25:5-10). Les enfants sont réifiés et instrumentalisés : dans le Psaume 127, les fils sont comparés à des flèches remplissant le carquois du guerrier (on aurait parlé aujourd'hui des cartouches remplissant le chargeur du militaire...).

J'aurai soutenu deux choses dans cet article. La première, qu'il y a des passages antinatalistes dans la Bible hébraïque. La seconde, qu'elle exhibe parfois une vision de la procréation qui, je l'espère, nous parait aujourd'hui dérangeante, voire immorale. Il s'ensuit à mon avis qu'on ne peut se focaliser sur tel ou tel verset qui nous arrange bien pour justifier le pronatalisme. Une vue d'ensemble de ces textes doit nous conduire à plus de nuances et à de plus mûres réflexions avant d'endosser la responsabilité d'engendrer ou non.

Encore une petite anecdote pour finir : le Talmud de Babylone, un monument de la littérature juive, rapporte un débat entre deux écoles de pensée à propos de la création de l'humanité (Eruvin 13b:14). Certains disaient qu'il est bon que l'homme ait été créé tandis que les autres rétorquaient qu'il aurait été préférable qu'il n'ait jamais été créé. Le débat dura deux ans et demi. On ne connait malheureusement pas les arguments qui ont été échangés mais voici le résultat : pour la majorité, il fut d'avis qu'il aurait mieux valu que l'homme n'ait pas été créé.


Ressources

J.William Whedbee, The Bible and the Comic Vision, Minneapolis : Fortress Press, 2002. H. Ranston, « Ecclesiastes and Theognis », The American Journal of Semitic Languages and Literatures, 34/2 (janvier 1918), p. 99-122, https://www.jstor.org/stable/528412. Karim Akerma, Antinatalismblog, « Ancient Egypt – a Mother of Antinatalism » (9 août 2022), https://antinatalismblog.wordpress.com/2022/08/09/ancient-egypt-a-mother-of-antinatalism.