Accueil

La sagesse de Silène

Silène portant Dionysos enfant, d'après une statue au musée du Louvre.

Bien que le mot « antinatalisme » pour définir une philosophie soit récent, on trouve des pensées antinatalistes depuis fort longtemps à travers l’histoire. J’aimerais ici remonter les siècles pour vous présenter une de ces pensées. Les traductions des extraits cités sont les miennes.

Laissez-moi vous raconter une ancienne légende grecque. Elle nous est rapportée dans la Consolation à Appolonios de Plutarque qui lui-même la tient d’Aristote. L’histoire commence avec le roi Midas qui avait réussi à capturer Silène, père nourricier et précepteur du dieu Dionysos. Désireux de connaitre la sagesse de son illustre détenu, Midas lui demanda quelle était la meilleure chose qu’un homme puisse espérer. Mais comme Silène refusait de répondre, le roi dut le forcer à révéler son secret. Sous la contrainte, Silène expliqua alors le malheur qu’est la condition humaine, puis fit cette terrifiante conclusion :

La meilleure chose pour chacun et chacune serait en effet de ne pas être né ; mais la deuxième chose après cela, et la première de ce qui est possible à l’homme, c'est que les personnes qui sont nées meurent au plus vite. Plutarque, Œuvres morales, 115e

Si l’on attribue ici cette parole à Silène – c’est pourquoi on a pris l’habitude de l’appeler « la sagesse de Silène » –, il se trouve en fait que c’est un proverbe qui n’apparait pas uniquement dans ce contexte mythologique, mais également dans plusieurs œuvres de la littérature grecque. Ce proverbe passe pour être si ancien que personne n’en connait l’auteur (ibid. 115c). On aurait des témoins de son existence au moins dès le VIe siècle avant notre ère avec Théognis et Bacchylide :

La meilleure de toutes les choses pour les habitants de la terre serait de ne pas être né, ni d’avoir vu les rayons du soleil éclatant, et que celui qui est né traverse au plus vite les portes d’Hadès et repose après avoir amoncelé beaucoup de terre. Théognis de Mégare, Élégies, 425‑8
Le mieux pour les mortels serait de ne pas être né, ni d’avoir contemplé la lumière du soleil. Bacchilyde, Odes, 5, 160‑2

On ne sera pas étonné que la sagesse de Silène, si dramatique, soit utilisée chez les auteurs tragiques comme Sophocle (Œdipe à Colone, 1225-7). Ce que je trouve particulièrement remarquable en revanche, c’est lorsqu’elle dépasse son statut de proverbe pour en devenir ritualisée ; Hérodote nous raconte en effet que les Trauses (une tribu thrace) étaient bien différents de nous qui célébrons les naissances :

Concernant le nouveau-né, ses parents le déplorent en étant assis autour de lui, énumérant toutes les épreuves de la vie humaine, tant de maux dont il doit s’acquitter dès la naissance. Quant au mort, ils l’enterrent en s’amusant et en se réjouissant, déclarant qu’il repose en un total bonheur, délivré de tant de maux. Hérodote, Histoires, V, 4

Valère Maxime, qui attribue cette coutume à l’ensemble des Thraces, loue la lucidité de cette nation qui « sans aucun précepte de la part des érudits a perçu la véritable nature de notre condition » (Faits et dits mémorables, II, 6, 12). Si j’ai pour ma part l’impression qu’il est difficile de tenir aujourd’hui un propos négatif sur la vie sans passer pour dépressif ou aigri, il m’est agréable de constater que les Thraces n’avaient pas peur de reconnaitre la misère de vivre et osaient en parler ouvertement.

Tournons-nous maintenant vers une question épineuse. Quand la sagesse de Silène affirme qu’une mort rapide est ce qu’il y a de mieux pour celles et ceux qui ont eu la malchance de naitre, faut-il entendre qu’elle nous incite au suicide ? Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas non plus la seule interprétation. Remarquons du reste que dans la version que donnait Bacchylide, la question du bienfait de la mort semble assez secondaire pour ne pas être discutée.

Bien que cela paraisse incohérent, on peut, comme nous le prouve les Thraces, penser que la naissance est un mal tout en continuant à faire des enfants. De même, on peut considérer la mort comme une délivrance sans pour autant chercher à se suicider. Voyez la critique d’Épicure rapportée par Diogène contre le vers de Théognis qui disait que la mort est un bien :

Car s’il dit cela en étant convaincu, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? Ce serait en effet en son pouvoir si toutefois il s’y était fermement résolu. Mais s’il dit cela en plaisantant, il se montre insolent à l’égard de choses inadmissibles. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, X, 127

Ce passage nous montre qu’il y a peu de raisons de croire que les adeptes de la sagesse de Silène se suicidaient. Car si tel était le cas, Épicure n’aurait pas écrit ce reproche les accusant d’incohérence.

Mais alors, pourquoi transmettait-on ce proverbe ? Quel était son rôle si ce n’était ni une exhortation contre la procréation, ni une incitation au suicide ? Je pense qu'on peut trouver une solution en reprenant le premier texte abordé. Comme son nom l’indique, la Consolation à Appolonios a pour but de consoler Appolonios, un ami de Plutarque qui avait perdu son fils. En considérant ce contexte, on a vite fait de comprendre en quoi la sagesse de Silène est utile : elle permet d’aider à supporter la perte d’un être cher. Si l’on considère la vie mauvaise, terrible et pénible, la mort en devient moins tragique puisqu’elle est alors une délivrance. Cela facilite sans doute le deuil de s’imaginer que le décès prématuré d’un proche est un avantage pour celui-ci, lui qui aura ainsi connu moins longtemps la misère sur cette terre. Un peu de réconfort devant le drame...

Bien que la sagesse de Silène ne semble donc pas avoir été comprise comme antinataliste au sens fort du terme, au sens d’« antiprocréationniste », elle est tout de même antinataliste dans le sens que la naissance est perçue négativement. Quant à la mort, elle est une délivrance, c’est vrai. Mais il faudrait être bien stoïque – ou je dirais même insensible et odieux – pour nier qu’elle est un mal de plus – et non pas le moindre – que nous devrons tous affronter. Ajoutons que la plupart périt dans la peur et la douleur. Ce n’est qu’une minorité qui a droit à une euthanasie divine, comme celle accordée par Héra aux frères Cléobis et Biton pour récompenser leur piété (Hérodote, Histoires, I, 31). Si la vie est une paire de menottes, la mort n’est pas une clé délicate mais un couteau rouillé qui ne sait délivrer qu’en nous tranchant les poignets. Et si certains sont capables d'une telle mutilation, c’est uniquement parce que leur prison, la vie, est plus insupportable que son évasion. Voilà ce que l’antinataliste que je suis retiendra de Silène : il aurait encore mieux vallu ne pas naitre en premier lieu, car ce fut là le début de tous nos malheurs.


Ressources

Plutarque, Consolation à Appolonios, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/plutarque_cons_apol/lecture/default.htm. Théognis de Mégare, Élégies, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/theognis_elegiae_01/lecture/default.htm. Bacchilyde, Odes, http://remacle.org/bloodwolf/poetes/bacchylide/poesies.htm. Sophocle, Œdipe à Colone, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/sophocle_oedipe_colone/lecture/default.htm. Hérodote, Histoires, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/index.htm. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, livre II, http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/valere_maxime_02/lecture/default.htm. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre X, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/diogene_laerte_10/lecture/default.htm. Sententiae Antiquae, « The Proverb Behind Silenus’ Wisdom » (12 mai 2022), https://sententiaeantiquae.com/2022/05/12/the-proverb-behind-silenus-wisdom-3.