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Trop philotecne pour des enfants
L'antinatalisme de Thalès

Thalès, d'après une représentation dans l'Illustrerad verldshistoria d'Ernst Wallis.

L’antinataliste philotecne... Vous devriez avoir une idée générale de ce qu’est un antinataliste après avoir lu mon introduction. En revanche, que signifie donc « philotecne » ? C’est un emprunt que j’ai fait au grec philoteknos « aimant ses enfants ». Je ne suis pas le premier à avoir francisé cet adjectif, puisqu’on le trouve déjà dans un vieux bouquin de 1630 :

Aussi tous animaux sont philotecnes, pource que la nature mere des animaux est philotecne. Jacques de Gassion, Remonstrances et arrests faits aux ouvertures des plaidoyries, p. 139

En parlant d’animaux, j’aimerais en profiter pour montrer les nuances que prend philoteknos selon qu’il s’applique à un animal ou à un humain. Les traductions des textes grecs sont les miennes.

Hérodote ne donne pas une image très glamour des chats. Il écrit que les mâles n’hésitent pas à tuer les chatons rien que pour copuler à nouveau avec les femelles qui se retrouvent alors sans portée. Voici ce qu’il dit de ces dernières :

Lorsque celles-ci sont dépouillées de leurs petits, comme elles en désirent d’autres, elles s’en retournent alors vers les mâles ; cet animal est en effet philotecne. Hérodote, Histoires, II, 66

Remarquez que la chatte est philotecne non pas dans le sens qu’elle aime ses chatons, mais dans le sens qu’elle aime en avoir, sans pour autant accorder une quelconque importance à leur individualité. J’espère que ce n’est pas le cas de l’homme ; pour nous, un enfant est irremplaçable. Certains auteurs reconnaissent tout de même une véritable affection de la part des animaux pour leurs petits. Dans son Sur le grand nombre d'amis, Plutarque, qui nous conseille d’avoir peu d’amis pour privilégier la qualité de nos relations à la quantité, fait cette comparaison :

C’est aussi pour cela que l'amour philotecne des animaux est plus profondément ancré chez ceux qui ne font qu’un seul petit. Plutarque, Œuvres morales, 93f-94a

Aristote considère que le dauphin, qui n’a en général qu’un petit et reste longtemps auprès de sa progéniture, est philotecne (Histoire des animaux, VI, 11, 4).

Tout comme les animaux, les humains sont également philotecnes par instinct naturel. Mais dans certains textes, j’ai l’impression que philoteknos est un titre qui se mérite, que l’on donne spécifiquement aux parents sachant prendre soin de leurs enfants. Plutarque par exemple, après avoir expliqué l’attention particulière que portait Paul-Émile à l’éducation de ses enfants, surnomme celui-ci « le plus philotecne des Romains » (Vie de Paul-Émile, 6). On parle également de philoteknia « amour pour ses enfants ». Cette qualité semble s’appliquer d’ordinaire aux mères. Une certaine Eurydice, toujours selon Plutarque, s’était montrée digne de cette philoteknia pour s’être occupée elle-même de l’éducation de ses enfants (Sur l’éducation des enfants, 20).

Aujourd’hui encore, on juge qu’une personne qui aime les enfants est celle qui sait s’en occuper convenablement, passer du temps avec eux et désire à son tour en avoir un jour. À l’inverse, on pense souvent que quelqu’un qui ne veut pas d’enfants doit les détester ou serait incapable de les éduquer. Mais j’aimerais maintenant vous présenter une philoteknia plus originale que l’instinct animal de se reproduire et plus originale même que l’instinct parental d'élever sa progéniture. Et si je vous disais que l’on peut aimer son propre enfant sans pour autant l’engendrer ? Laissez-moi vous parler de Thalès.

Thalès de Milet, réputé pour sa science des mathématiques et de l’astronomie, n’est certainement pas le dernier des hommes, lui qui faisait partie des Sept Sages en plus d’être considéré comme le premier philosophe. Bien que tout le monde connaisse son nom (vous vous souvenez sans doute du théorème de Thalès), on ne sait cependant pas grand-chose de certain sur sa vie. Les anecdotes dont je vous ferai part sont donc probablement des légendes. Mais qu’à cela ne tienne ; si elles ne sont pas authentiques, ces histoires reflètent tout de même la pensée de celui qui les a inventées. Voici ce que l’on prétend à propos de la vie privée du philosophe :

Certains racontent qu'il se maria et qu’il avait un fils, Kybisthos. Les autres disent qu'il resta célibataire mais adopta le fils de sa sœur ; aussi disent-ils que lorsqu'on lui demanda pourquoi il ne faisait pas d'enfant, il répondit : « Par amour pour mes enfants (philoteknia). » Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, 1, 26

Ne pas faire d’enfants parce qu’on les aime ? Quel magnifique paradoxe ! Ce passage semble en fait tellement paradoxal que parmi quelques vieilles traductions disponibles en ligne, certaines ne le comprennent pas. La traduction de Zévort insinue dans une note que Thalès ne voulait pas d’enfants parce qu’il éprouvait pour eux un amour malsain, un amour pédéraste. Pourtant, philoteknia ne peut qu’exprimer un amour familial et non sexuel : ‑teknia désigne l’enfant par opposition au parent et non l’enfant en tant qu’individu de jeune âge. La traduction de Schneider pense, en essayant certes de se justifier dans une note, que Thalès resta sans enfants par manque d’amour pour eux.

En réalité, pour éclaircir ce paradoxe apparent, il suffit de lire la Vie de Solon de Plutarque qui nous rapporte une ancienne anecdote. Celle-ci commence avec Solon qui s’étonnait du non-désir d’enfant de Thalès. Pour lui faire comprendre son choix, Thalès fit alors courir la rumeur que le fils de Solon était mort. Croyant au canular, Solon en fut mortifié. Avant de lui avouer la supercherie, Thalès commenta le désarroi du malheureux père :

C’est précisément cela, dit-il, ô Solon, qui me tient à l’écart du mariage et de la procréation. Et c’est cela-même qui t’anéantit, toi qui es pourtant si solide. Plutarque, Vie de Solon, 6

Voilà l’amour de Thalès pour ses enfants. Un amour si fort qu’il refuse de courir le risque de les perdre, préférant donc ne pas les engendrer. Cette sagesse ne plait cependant pas à Plutarque. Pour lui, il ne faudrait dans ce cas pas non plus rechercher la richesse, la gloire, la sagesse, ni quoi que ce soit qui puisse nous être dérobé. Mais n'est-ce pas un exemple bien étrange de comparer une perte d'argent à la perte d'un fils ? Dans le premier cas, il n'y a qu'un seul lésé. Dans le deuxième, il faut rajouter une victime : le fils. Plutarque donne à mon avis un meilleur argument lorsqu’il évoque le fils adoptif de Thalès (Plutarque fait en effet partie des gens qui pensent que Kybisthos était le nom du fils de la sœur de Thalès que ce dernier avait adopté). Selon lui, si Thalès craignait de voir son potentiel fils biologique mourir, il n’aurait pas dû non plus adopter Kybisthos qui risquait lui aussi de connaitre une fin prématurée. C’est ici que l’antinatalisme moderne permet de faire une distinction : à la mort d’un enfant biologique, ce n'est pas seulement du chagrin que ses parents devraient éprouver mais également de la culpabilité. Car en engendrant la vie, on est également responsable – c’est une cruelle vérité – d’avoir programmé un décès ; l’enfant, lui, n’avait besoin d’aucune de ces deux choses avant de naitre. Lorsque c’est un enfant adoptif qui vient à mourir, il y a lieu d’éprouver du chagrin mais pas une pareille culpabilité.

Je vous ai ainsi exposé l’origine de mon antinatalisme « philotecne », une référence à la philoteknia de ce bon vieux Thalès. Nous aussi nous pouvons être assez préventifs et philotecnes pour protéger assurément nos enfants de la mort et de tous les maux qui foisonnent sur cette terre : il suffit de ne pas les mettre au monde.


Ressources

Jacques de Gassion, Remonstrances et arrests faits aux ouvertures des plaidoyries, Paris : Pierre Bileine, 1630, https://books.google.ch/books?id=rXCp7xrmhmAC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false. Hérodote, Histoires, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/herodote/index.htm. Plutarque, Sur le grand nombre d'amis, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/plutarque_nombre_amis/lecture/default.htm. Aristote, Histoire des animaux, livre VI, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/aristote_hist_animaux_06/lecture/default.htm. Plutarque, Vie de Paul-Émile, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/plutarque_uita_paul_aem/lecture/default.htm. Plutarque, Sur l'éducation des enfants, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/enfants1.htm#1. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes de l’Antiquité [...], traduction nouvelle par M. Ch. Zévort, Paris : Charpentier, 1847, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/laerce/table.htm. Diogène Laërce, Les vies des plus illustres philosophes de l’Antiquité [...], Amsterdam : J. H. Schneider, 1758, https://books.google.ch/books?id=3Xg-AAAAcAAJ&printsec=frontcover&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, présentation et traduction par Robet Genaille, Paris : Flammarion, 1933, http://ugo.bratelli.free.fr/Laerce/SeptSages/Thales.htm. Plutarque, Vie de Solon, http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi/concordances/plutarque_uita_Solon/lecture/default.htm.