Accueil

Aphorismes antinatalistes

Hippocrate, d'après une illustration dans le manuscrit Grec 2144 de la bibliothèque nationale de France.

« Parlons peu, mais parlons bien » ; ainsi pourrions-nous résumer le principe de l'aphorisme, cette pensée s'exprimant de manière laconique. On fait remonter l'aphorisme à Hippocrate qui, en ses qualités de médecin, présente dans ses Aphorismes diverses maladies en exposant leurs symptômes et prescrivant des remèdes. En voici un exemple (ma traduction) :

Si en revanche l'hiver est austral, pluvieux et doux tandis que le printemps est sec et boréal, les femmes chez qui l'accouchement est prévu pour le printemps font alors des fausses couches pour toutes sortes de raisons. Celles qui parviendraient tout de même à accoucher mettent aux monde des enfants chétifs et malades au point qu'ils meurent spontanément, ou alors ils survivent en demeurant grêles et malades. Chez les autres mortels, il se propage des dysenteries, des ophtalmies sèches et, chez les vieillards, des catarrhes qui rapidement les emportent. Hippocrate, Aphorismes, 3, 12

Dans un sens, on peut ainsi dire que l'origine de la tradition aphoristique côtoie le morbide, cette facette négative de la vie. Cette dernière n'aurait-elle pas d'ailleurs mérité de figurer dans les Aphorismes d'Hippocrate ? On entend bien de temps à autre des personnes affirmant que la vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible... Laissez-moi donc partager quelques aphorismes antinatalistes français, des écrits qui osent pointer le caractère profondément pathologique de l'existence.


Commençons par le grand Cioran. Spécialiste de l'aphorisme, l'écrivain insomniaque d'origine roumaine est connu pour la saveur négative de son œuvre. On trouvera facilement des citations antinatalistes dans plusieurs de ses livres ; j'ai choisi ici de piocher dans son De l'inconvénient d'être né écrit en 1973.

Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque minute. Pourquoi tout cela ? — Parce que je suis né. C'est d'un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance. De l'inconvénient d'être né, p. 9
A quel point l'humanité est en régression, rien ne le prouve mieux que l'impossibilité de trouver un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentation. Ibid., p. 11
Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père. Ibid., p. 12
Il y a dans le fait de naître une telle absence de nécessité, que lorsqu'on y songe un peu plus que de coutume, faute de savoir comment réagir, on s'arrête à un sourire niais. Ibid., p. 25
Sans la faculté d'oublier, notre passé pèserait d'un poids si lourd sur notre présent que nous n'aurions pas la force d'aborder un seul instant de plus, et encore moins d'y entrer. La vie ne paraît supportable qu'aux natures légères, à celles précisément qui ne se souviennent pas. Ibid., p. 50
Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout. Ibid., p. 70
En permettant l'homme, la nature a commis beaucoup plus qu'une erreur de calcul : un attentat contre elle-même. Ibid., p. 94
Les enfants se retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n'y peuvent rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants en général, à savoir que chacun engendre son propre ennemi. Ibid., p. 117
Tout s'explique à merveille si on admet que la naissance est un événement néfaste ou tout du moins inopportun ; mais si l'on est d'un autre avis, on doit se résigner à l'inintelligible, ou alors tricher comme tout le monde. Ibid.
Ma vision de l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les étranglerais sur l'heure. Ibid., p. 153
X soutient que nous sommes au bout d'un « cycle cosmique » et que tout va bientôt craquer. De cela, il ne doute pas un instant. En même temps, il est père de famille, et d'une famille nombreuse. Avec des certitudes comme les siennes, par quelle aberration s'est-il appliqué à jeter dans un monde fichu enfant après enfant ? Si on prévoit la Fin, si on est sûr qu'elle ne tardera pas, si on l'escompte même, autant l'attendre seul. On ne procrée pas à Patmos. Ibid., p. 164
S'il est vrai que par la mort on redevienne ce qu'on était avant d'être, n'aurait-il pas mieux valu s'en tenir à la pure possibilité, et n'en point bouger ? A quoi bon ce crochet, quand on pouvait demeurer pour toujours dans une plénitude irréalisée ? Ibid., p. 171
J'étais seul dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J'en sortis aussitôt, pour n'avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre, ni à ruminer sur le contraste entre un ventre agressif et des tombes effacées, entre une fausse promesse et la fin de toute promesse. Ibid., p. 175
Quand chacun aura compris que la naissance est une défaite, l'existence, enfin supportable, apparaîtra comme le lendemain d'une capitulation, comme le soulagement et le repos du vaincu. Ibid., p. 208

L'antinataliste belge Théophile de Giraud a écrit en 2013 Aphorismaire à l'usage des futurs familicides. Ce livre, préfacé par Corinne Maier, se présente comme un dictionnaire dans lesquels les aphorismes font office de définitions pour le moins subversives.

Anti-natalisme

Doctrine incompréhensible qui soutient que connaissant l’ignominieuse tendance de la vie à molester sans pitié les vivants, il vaudrait mieux s’abstenir d’en faire naître. La réfutation en est aisée si l’on veut bien se souvenir que toute existence possède la douceur d’un miellat psychédélique palpitant de délectations extatico-ambrosiaques jamais démenties : demandez aux centaines de millions d’enfants qui s’épanouissent dans les joies de la malnutrition. Aphorismaire à l'usage des futures familicides, p. 13

Attentat

On commémore un attentat terroriste qui fit trois mille victimes. Que l’on se précipite plutôt vers les chambres à coucher : si l’on ne confectionne point de nouveaux bambins, il n’y aura personne demain à faire exploser, à déchiqueter, à carboniser, à défigurer, à vider de son sang et de ses entrailles. Pensez à la déception de ces malheureux terroristes, que diable ! Ibid., p. 15

Cruel

Ils sont nombreux les esprits libres à se plaindre du Dieu cruel qui engendra notre monde ; mais procréer, n’est-ce pas se glisser ophidiennement dans le rôle du Dieu cruel ? Ibid., p. 31

Fœtopathie

Les fœtopathies rappellent aux simplets qu’il est possible de souffrir avant même de naître. L’utérus peut être autant purgatoire que paradis, même s’il s’avère toujours prélude à l’enfer. Ibid., p. 48

Grève de la procréation

Il est regrettable que les altermondialistes n’aient pas l’idée, ou l’intrépidité, d’utiliser l’unique arme réellement crapuloclaste dont ils disposent : la Grève de la Procréation. Priver, aussi longtemps que nécessaire, les multinationales de nouveaux travailleurs à broyer et de nouveaux clients à gruger, voilà qui ferait certainement (ré)fléchir les plénipotents gredins de la finance et de l’industrie planéticide. Plus un seul bébé tant que les richesses ne sont pas équitablement réparties, plus un seul bébé tant que les droits de l’homme, de la femme et de l’enfant ne sont pas intégralement respectés, plus un seul bébé tant que l’environnement ne fait pas l’objet d’une protection étanche et d’une dépollution poussée, bref, un moratoire absolu sur la fabrication de bébés tant que notre monde demeure scandaleusement immonde : quelle claque ! Mais nos révolutionnaires sont-ils capables d’une telle ascèse, d’une telle éthique ? N’ayant guère de scrupules à se reproduire dans une prison-poubelle, ils se plaignent lorsque les puissants les traitent comme des déchets : mais au fond, de toutes ces épluchures, que pense leur progéniture ? Ibid., p. 56

Jour

Écoutez-les se plaindre jour après jour ! Voyez ensuite combien ils se hâtent de mettre un enfant au jour... Ibid., p. 76

Merveilleuse

Les adolescents modernes, pleurnichent les moralistes et les psychosociologues, veulent « tout, tout de suite ». Comment oser les en blâmer ? On leur avait promis que la vie était merveilleuse : ils en veulent des preuves ! Ibid., p. 90

Né-contre-son-gré

N’ayant signé nul contrat, le né-contre-son-gré s’avance en théorie libre de commettre tous les crimes, hormis celui de procréer à son tour, puisque cet acte est précisément le seul qui ait valeur de contrat ontologique. Ibid., p. 97

Patrie

Périmètre de fange très quelconque où votre géniteur éjacula dans le vagin de votre mère gémissante, où celle-ci vous éjecta dès qu’elle le put du puits de son entrecuisse en lançant des pets, des râles et de l’urine, où vous tétâtes une mamelle plus ou moins gastronomique, où vous reçûtes plus d’un quatuor de gifles pour avoir désobéi aux toquades de vos engendreurs, et où pour finir vous vous fîtes chier plus que de raison sur les bancs d’une école nationale décervelante occupée à faire de vous un parfait petit travailleur castré. Certains n’en estiment pas moins très respectable de se sacrifier pour elle. Ibid., p. 110

Sado-crétinerie

Beaucoup de Belges, d’Allemands, de Français ou même de Juifs sont nés en 1943, leurs géniteurs les ont donc conçus en plein fracas polémologique, lorsque l’horreur couvrait la terre et que l’avenir dansait sur un tapis de bombes : quel plus bel exemple peut-on brandir pour illustrer le concept de sado-crétinerie ? Ibid., p. 133

Tiers

< Engendrer, c’est signer le contrat de la vie : on déchoit du droit de s’en plaindre et il faut obéir à toutes ses clauses, y compris les plus funestes. Littéralement, les parents méritent tous les malheurs qui les accablent : les catastrophes figuraient en toutes lettres dans le contrat qu’ils ont validé en le reconduisant sur la tête blonde d’un tiers qui, certes, n’en demandait pas tant. Ibid., p. 156

Violence

Pourquoi ne pas déchoir de tout droit à la paternité un mâle qui se serait rendu coupable de viol ou de violences conjugales ? On serait vite débarrassé des pères. Ibid., p. 172

Vouloir

C’est en voulant lutter contre la mort que les natalistes la perpétuent à tour de gènes. Pour abolir la mort, rien de tel au fond que d’abolir la vie. Ibid., p. 174

Lewis Fleury est un artiste d'origine franco-britannique qui se réalise notamment dans la musique, la photographie et la vidéo. Alors qu'il a publié une vidéo d'aphorismes antinatalistes sur sa chaine YouTube, on en trouve également dans son livre de 2018, Lettres de vie de l'être mourant.

La vie: la preuve que le ridicule tue. Lettres de vie de l'être mourant, p. 62
Coupables d'avoir perdu en naissant, nous sommes condamnés à gagner jusqu'à notre mort. Telle est la loi de la survie. Ibid., p. 67
Pour chaque bonne raison de vivre que l'on cherche, la raison en trouve mille autres pour la maudire. Ibid., p. 70
Je ne regrette rien, hormis d'avoir été le spermatozoïde gagnant. Ibid., p. 113
Aime tes parents mais n'oublie pas qu'ils sont coupables d'être une génération supplémentaire à ne pas avoir été la dernière. Ibid., p. 189
Evidemment que le vieil homme te dira que la vie vaut la peine d'être vécue, après tout ce qu'il a traversé et tout le temps qu'il a consacré à son bonheur, il serait dommage pour lui qu'il se dise qu'il a vécu toutes ses peines pour rien. Ibid., p. 191
Ne faites pas d'enfant. C'est le conseil-mère de la prudence. Ibid., p. 199

Avant de vous laissez, permettez au petit Suisse que je suis de vous embêtez encore un instant avec mes propres aphorismes.

Je considère la vie sacrée à tel point que la toucher de notre semence profane et de nos vulves impies me parait être un inexpiable sacrilège. Celui qui se reproduit commet le péché de luxure, et celle qui présente ses félicitations à l'occasion d'une naissance se rend coupable de blasphème.
Si l'on s'efforçait de regarder plus loin que le bout de son nez, on apercevrait la maison de retraite qui se cache dernière chaque maternité, les rides du vieillard moribond gravées dans la peau fripée du nouveau-né. Un berceau n'est qu'un tombeau à retardement, et le landau préfigure aussitôt le corbillard.
Vouloir donner la vie alors que nous ignorons tout de celle-ci ? Qui donc, parmi les jeunes pères et les jeunes mères, a déjà rencontré sa vieillesse chenue ou s'est entretenu avec son agonie exsangue ? Copulons sur notre lit de mort ! Accouchons sur le linceul qui nous attend ! C'est seulement après avoir appris tout ce qu'elle réserve que nous saurons si la vie en vaut vraiment la peine.
Procréer dans une nation munie d'une quelconque armée relève sans doute de la démence pure et simple. Cela revient à prendre le risque que sa progéniture devienne un de ces assassins en uniforme, ces demeurés qui ne finiront jamais de perpétuer la guerre et le sang. Et pourquoi diable aurais-je l'imprudence de faire de la chair à canon avec la chair de ma chair ? « Faites l'amour, pas les guerriers » ; voilà un slogan pour lequel on devrait me décerner sans délai le prix Nobel de la paix.
N'oublions jamais que la première cicatrice, que nous arborons tous sans exception, n'est autre que le nombril. Cette stigmate de naissance, haute en symboles, rappelle que dorénavant, arraché de force à la matrice nourricière, l'enfant devra subsister à la sueur de son front. Si encore on lui laissait son cordon ombilical afin qu'il puisse choisir de se pendre avec...
Le suicidaire devrait pouvoir exiger de ses géniteurs qu'ils le délivrent eux-mêmes de son existence. C'est là une justice cruelle, mais juste. Quand on condamne un fœtus à franchir la porte infernale de la vie, il faut également lui prévoir une issue de secours.

Ressources

Cioran, De l'inconvénient d'être né, Paris : Gallimard, Folio essais, 1973. Théophile de Giraud, Aphorismaire à l'usage des futurs familicides, Bruxelles : maelstÖm ReEvolution, 2013. Lewis Fleury, Lettres de vie de l'être mourant, auto-édition, 2018. Lewis Fleury, « POURQUOI NE PAS AVOIR D'ENFANT ? / L'ANTINATALISME (WISME #06) » (12 septembre 2018), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=tAy_rDpaeEg. Site de Lewis Fleury : https://www.lewisfleury.com.