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Théophile de Giraud, le provocateur contre les procréateurs

Nouveau-né brandissant un couteau contre sa génitrice, d'après La naissance de César de Denyse Willem, utilisée comme couverture de L'art de guillotiner les procréateurs.

En tant qu'antinataliste francophone, je n'oublierai pas de vous parler de Théophile de Giraud. Cet auteur belge plusieurs fois médiatisé avait pour la première fois écrit sur l'antinatalisme en 2000 dans son De l’impertinence de procréer. C'est un ouvrage que trop difficile à décrire : un ensemble de textes, d'images et de calligrammes fous... Cela en vaut bien le coup d'œil, voire le détours.

Le livre que je souhaite présenter dans cet article en est cependant un autre. Il s'agit de L'art de guillotiner les procréateurs : manifeste anti-nataliste écrit en 2006, « un cri de rage teinté d’humour noir, mais non moins gymnopithécophile sous son épiderme de cynisme hilare » (p. 5). Le style de Théophile de Giraud est extrémement provocateur, maniant volontiers un humour scandaleux et ne connaissant aucun tabou. Si l'on veut néanmoins bien se montrer charitable, on concédera que son mauvais gout sied parfaitement à dénoncer toutes les choses dégoutantes qui se commettent dans ce monde. Son style est en fait probablement un point fort de son œuvre : il rend la lecture à la fois stimulante et amusante par le nombre de néologismes et de tournures ingénieuses. On remarquera également que l'auteur brille par sa riche culture littéraire comme le témoignent les nombreuses citations à caractère antinataliste dont le livre est tapissé. Ces citations montrent que la lamentation sur la vie et la critique de la reproduction ne sont pas illégitimes et ont toujours suscité l'intérêt de grandes personnalités à travers les âges et en tout lieu.

Commençons donc par le commencement : vivre, c'est souffrir. Dès la première des quatre nobles vérités du bouddhisme, on enseigne que tout est dukkha (souffrance, insatisfaction). Théophile de Giraud remarque pareillement que notre condition regorge de douleurs, de la naissance à la mort. La souffrance est certaine mais la jouissance n'est que possible. Il nous faut sans cesse lutter pour éventuellement atteindre le bonheur tandis que ne rien faire nous conduit déjà au malheur. L'orgasme, sans doute le plaisir le plus intense, ne saurait jamais compenser l'intensité des pires tortures imaginables, ni même d'une bête indigestion. Le temps subjectif s'écoule plus lentement dans la souffrance et que trop rapidement dans la jouissance. Cet asymétrie entre bonheur et douleur est résumé par le « Décalogue bionomique », ou les « 10 Lois de l’Existence » (p. 20-23) :

  1. Nous naissons tissés de Besoins dont la non-satisfaction engendre de la Douleur.
  2. Pour satisfaire nos besoins, nécessité constante de l’Effort et de la Lutte.
  3. Le Malheur abonde, le Bonheur tend à se dérober.
  4. La Douleur s’éprouve plus intensément que la Volupté.
  5. La Temporalité du Bonheur est plus brève que la Temporalité du Malheur.
  6. Le Plaisir ne dure que le temps de la stimulation voluptueuse ; la Douleur dure bien plus longtemps que l’événement qui la provoque.
  7. La Santé ne procure en elle-même aucune jouissance positive ; la Maladie engendre au contraire un désagrément très perceptible.
  8. L’essence du désir est l’Insatisfaction et sa réalisation n’a d’autre saveur que la Déception.
  9. Le bonheur prolongé débouche sur deux nouvelles souffrances : l’Ennui et l’Angoisse de perdre cette béatitude durement conquise.
  10. L’Angoisse est le squelette de toute destinée.

Il est étrange que même parmi les gens prêts à reconnaitre que la vie est rude et qui parfois se plaignent que le monde va de pire en pire, on trouve constamment des arguments pour justifier la procréation et perpétuer ainsi ce monde. Y a-t-il de bonnes raisons à cela ? Certains parents affirment donner naissance par amour. Mais l'amour ne sait déjà pas toujours se maintenir dans le couple, finissant en haine ; pourquoi faudrait-il encore faire endurer son divorce à sa progéniture ? Parfois on fait justement un enfant dans l'espoir de sauver son mariage, souvent, hélas, sans succès. Certains procréent pour laisser une trace de son existence derrière soi. Cela n'est cependant pas plus évolué qu'un animal qui laisse une trace d'urine pour marquer son territoire... Pour faire entrer son nom dans l'histoire, mieux vaut réaliser soi-même une entreprise quelconque ; tout le monde connait Shakespeare, mais qui diable se soucie de ses parents ou de ses enfants ? Certains avouent que leur progéniture servira à prendre soin d'eux dans leur vieillesse ou à perpétuer leurs idéologies. Cette façon de penser présente évidemment de sérieux problèmes éthiques puisqu'elle instrumentalise l'enfant qui se retrouve être recruté de force pour assouvir nos besoins, ne faisant de lui ni plus ni moins qu'un esclave.

Puisque les quelques excuses pour faire un enfant présentées ci-dessus se montrent insatisfaisantes, Théophile de Giraud propose d'exposer ce qui sont selon lui les véritables raisons de la reproduction. Il y a par exemple le bête instinct naturel, peu élogieux pour notre espèce puisque le moindre animal est tout aussi capable de copuler. Si on fait des enfants, ce serait également pour qu'ils nous procurent du bonheur bien que ceux-ci, nés dans ce monde, devront immanquablement souffrir. « Qu’est-ce au juste que le sadisme ? Rien d’autre précisément que de tirer une jouissance de la souffrance que nous infligeons à notre semblable ! » (p. 50). Ce reproduire serait encore un acte de narcissisme : la preuve en est que les géniteurs préfèrent avoir un petit clone à leur image plutôt que de venir en aide au millions d'enfants attendant d'être adoptés. Le culte voué à leurs propres gènes parait si important que certains ont recours à la procréation médicalement assistée pour obtenir une créature conservant le sang d'au moins un des deux parents. On dit parfois qu'on est un adulte accompli qu'une fois parent, mais c'est en réalité ignorer que les procréateurs font preuve d'un véritable infantilisme : les mères retrouvent leurs petites poupées en leurs poupons et les pères se plaisent à jouer les petits chefs en commandant leurs enfants comme des soldats de plomb. Plus répugnant encore, il y aurait chez certains un attrait sexuel à faire des enfants (une locution qui prend parfois une véritable connotation érotique). Théophile de Giraud relève que 1 enfant sur 10 (!) est victime d'inceste. Cet effrayant chiffre n'a pas baissé : en 2020, on comptait 1 français sur 10 déclarant avoir été victime d'inceste. Il y a de quoi reconsidérer les cajoles et caresses qu'un parent procure à son enfant, tous ces petits mots doux aussi comme « mon chéri » ou « mon bébé » qui sont étrangement les mêmes termes que l'on adresse à son partenaire amoureux et sexuel.

Nos parents ressemblent-ils vraiment aux monstres décrits ci-dessus ? Si oui, comment se fait-il que nous les aimions ? C'est pourtant élémentaire : par nécessité. « Programmé pour s’agripper à la première bouée de sauvetage venue, l’enfant n’aime pas, il se fixe : il apprécie la propriétaire du sein qu’il suce comme la lamproie le poisson qu’elle dévore » (p. 68). Enfants, nous avons bien besoin que quelqu'un nous procure un foyer et à manger, c'est une question de survie plus que de choix. Nos parents, pour autant qu'ils soient un tant soit peu responsables, pourvoirons à ces besoins, ce qui provoquera chez nous une association entre parents et satisfaction. C'est ainsi que nous apprenons à les apprécier, mais cet amour ne diffère guère d'un syndrome de Stockholm perpétué de génération en génération par un copier-coller on ne peut plus prévisible. « L’enfant de musulman devient musulman, l’enfant de juif devient juif, l’enfant de bouddhiste devient bouddhiste, l’enfant de capitaliste devient capitaliste, l’enfant de parents devient parentaliste : quelle merveille, quelle surprise... » (p. 70).

Jusqu'ici, Théophile de Giraud aura dépeint un tableau peu élogieux de la procréation. On ne sera donc pas étonné qu'il affirme une incompatibilité entre cette dernière et l'éthique. En effet, faire naitre, c'est exposer un être à tous les préjudices que peut contenir l'existence. Or, un principe moral universel ou presque consiste à ne pas infliger de préjudices à autrui. Cela nous conduit à ce raisonnement :

Faire souffrir autrui est incompatible avec l’Éthique.
Or vivre signifie souffrir.
Donc donner la vie est incompatible avec l’Éthique.
P. 76

Certains accuseront sans aucun doute cette démonstration de simpliste, réfutant probablement la conclusion sous prétexte que les beaux côtés de la vie justifient cette dernière. Qu'à cela ne tienne ; tant mieux si tout le monde n'estime pas que la vie n'est que souffrance. Mais le problème survient dès lors que l'on engendre car on impose par la même occasion son évaluation positive de l'existence sur un enfant qui, lui, encourt le risque d'être dupé par le dangereux optimisme de ses géniteurs. « Il n’appartient pas aux parents de décider si la vie vaut ou non la peine d’être vécue, ce jugement de valeur appartient exclusivement à l’enfant ! ! ! » (p. 81). Ces considérations éthiques devraient aboutir à ces deux droits :

1. Le premier droit de l’enfant est de ne pas naître.
2. Le second droit de l’enfant consiste à pouvoir convoquer devant les tribunaux, s’il l’estime nécessaire, ceux qui le lésèrent gravement en bafouant son premier droit.
P. 82

Théophile de Giraud a bien conscience que ces droits seraient plus symboliques qu'autre chose. J'évoquerai tout de même l'anecdote de Raphael Samuel alias Nihilanand, un antinataliste indien qui avait tenté d'attaquer en justice ses parents pour lui avoir donné naissance sans son consentement ; cet événement avait fait un certain bruit en 2019. Petit cadeau supplémentaire pour les cinéphiles, je conseille Capharnaüm réalisé par Nadine Labaki. Ce film raconte l'histoire de Zain, un jeune garçon libanais voué à la plus épouvantable des misères, qui porte plainte contre ses parents pour l'avoir mis au monde et revendique qu'ils ne fassent plus d'autres enfants.

Mieux vaut prévenir que guérir, n'est-ce pas ? Si les géniteurs ne souhaitent pas voir leur propre progéniture les trainer en justice, qu'ils se montrent irréprochables. Théophile de Giraud propose ainsi de mettre en place un « agathogènisme » (mot calqué sur eugénisme, mais avec le préfixe grec agatho‑ « bon »).

À bien distinguer de l’eugénisme aux si pernicieuses connotations, l’Agathogénisme peut très simplement se définir comme recherche de la « Procréation selon le Bien » ainsi que des conditions garantissant à l’enfant la plus haute probabilité de tomber dans les mains de parents acceptables, selon la réaliste expression de Bettelheim. P. 104

Cela reste cependant un compromis pour l'auteur dont l'idéal philosophique est de demeurer nullipare : « Devenons des génies plutôt que des géniteurs ! » (p. 127), dit-il, ce qui me fait d'ailleurs penser aux paroles de Stromae dans sa chanson Papaoutai : « Des géniteurs ou des génies ? Dites-nous qui donnent naissance aux irresponsables ». Reprenons. Pour mener à bien cet agathogénisme, Théophile de Giraud propose d'instaurer un permis de procréer. Observer donc l'hypocrisie de notre société : il faut un permis pour conduire, un diplôme pour exercer une profession, on exige des aptitudes pour adopter, cependant, grande surprise, pour créer et avoir entre les mains un être humain, il suffit au dernier des abrutis de copuler avec la première incapable en vue. Il est donc plus qu'urgent de dispenser une formation scolaire obligatoire à la parentalité. Cette formation devrait idéalement avoir une durée de quatre ans, comme pour un psychopédagogue ou un pédopsychiatre. Avant d'avoir la prétention d'éduquer les enfants, c'est aux parents d'être éduqués. Comment allait la suite de Papaoutai déjà ?

Toutes ces considérations sont-elles bouleversantes ? Demandent-elles des réformes trop importantes ? Il est pourtant plus qu'impératif de privilégier la qualité de la vie humaine à la quantité car si on laisse l'humanité pulluler impunément, c'est la planète toute entière qui ne le supportera pas. Vous l'aurez compris, Théophile de Giraud prône également l'antinatalisme pour des questions écologiques. Selon lui, la sauvegarde de l'environnement se joue essentiellement sur le nombre d'êtres humains. Compte tenu de la surpopulation qui ne décroît pas, de la pollution que chaque individu génère et des ressources que chacun épuise, il faut impérativement lutter contre la « surpollupopulation » comme il l'appelle. Il n'hésite par conséquent pas à accuser la procréation de crime contre l'humanité et à affirmer qu'« un écologiste qui se reproduit est un écologiste douteux » (p. 102).

L'homme est-il condamné à suivre son instinct de reproduction ou pouvons-nous vraiment envisager une baisse de la population ? Oui, c'est envisageable, la solution se trouve en le féminisme. La femme se voit trop souvent réduite à son rôle de génitrice et de matrice. Théophile de Giraud émet l'hypothèse que cette image de la femme est la responsable d'une misogynie universelle. Chez nous tous, il y aurait inconsciemment une haine de l'existence qui, je le rappelle, est souffrance avant tout. Par amalgame, nous éprouverions alors une haine envers la femme, symbole de notre mise au monde. Observez donc que dans les mythologies, ce sont des femmes (Ève, Pandore) qui plongent l'humanité dans la misère et, évidemment, les sociétés patriarcales prennent bien soin de cacher que l'homme a également sa part de responsabilité dans la reproduction et les malheurs de ce monde. Pour espérer une décroissance démographique, il faut briser ce mythe de la femme génitrice car c'est dans les sociétés les moins phallocrates, dans lesquelles les femmes ont accès à la scolarité, peuvent être indépendantes et ne sont pas limiter au rôle de mère pondeuse, que le taux de fécondité baisse naturellement. Le dénatalisme s'obtient donc par le féminisme.

L'art de guillotiner les procréateurs est un vrai petit bijou qui renferme encore beaucoup de trésors. Je ne peut que vous le conseiller d'autant plus qu'il n'y a pas d'excuse à ne pas le lire puisque, comme tout évangile digne de ce nom, le livre est disponible gratuitement, vous le trouverez sur le site de Théophile de Giraud.


Ressources

Théophile de Giraud, L'art de guillotiner les procréateurs : manifeste anti-nataliste, Nancy : Le Mort-Qui-Trompe, 2006, http://theophiledegiraud.e-monsite.com/medias/files/manifeste-anti-nataliste.pdf. Théophile de Giraud, De l'Impertinence de procréer, auto-édition, 2000. https://ia800301.us.archive.org/23/items/delimpertinencedeprocreer/Impertinence%20FULL.pdf. Site de Théophile de Giraud : http://theophiledegiraud.e-monsite.com.