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L’humanité du misanthrope

La déesse de la justice Astrée, avec la vérité, la pudeur et la fidélité personnifiées, tournant le dos à l’humanité sanguinaire (cf. Ovide, Métamorphoses, I, 125-50) ; d’après une estampe de Hendrick Goltzius.

On situe la fondation du Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité (Voluntary Human Extinction Movement, abrégé VHEMT) en 1991. Ce terme a été inventé par Les U. Knight pour décrire l’idée que nous devrions arrêter de nous reproduire afin de laisser la place aux autres espèces au lieu de continuer à les détruire comme nous le faisons. Quoi qu’on en dise, le mouvement ne hait pas les humains : « Il n'est pas composé de misanthropes, d'antisociaux ou de désaxés malthusiens qui prendraient un plaisir morbide à chaque fois qu'un désastre frappe l'Humanité », lit-on sur le site du VHEMT. On peut tout de même le qualifié de « misanthrope » au sens qu’il considère l’homme comme un animal nocif, dont l’extinction (volontaire et non-violente) ne serait pas à regretter. J’expliquerai ici l’argument « misanthrope » en faveur de l’antinatalisme formulé par David Benatar dans un article de 2015.

On pense peut-être que l’homme est une créature supérieure, qu’il est en quelque sorte le chef-d'œuvre de la création ou de l’évolution. Il est vrai que nous possédons des capacités cognitives que les autres animaux n’ont pas. Il convient toutefois de ne pas trop vite nous autoproclamer Homo sapiens car s’il existe de véritables génies, ils ne représentent qu’une modeste élite de notre espèce. En ce qui concerne l’homme moyen, il n’est pas aussi sage, intelligent et rationnel qu’il aimerait le croire. Il n’y a qu’à voir nos chaines de télévision abrutissantes, notre admiration pour les célébrités superficielles, nos réseaux sociaux ou nos superstitions pour réaliser que nous ne sommes pas de grands intellectuels.

Le cerveau humain a ses imperfections, comme les nombreux biais cognitifs qui faussent notre jugement. La publicité et la propagande profitent de notre crédulité et de nos pulsions ; leur succès prouve justement la faiblesse de notre esprit critique. Le manque de discernement est potentiellement très dangereux. L’expérience d’Asch révèle notre tendance à nous conformer à l’avis de la majorité, aussi aberrant soit-il. Par conformisme, des tas de gens se convainquent (évidemment sans preuve) que certaines personnes sont dotées de pouvoirs surnaturels ; cela conduit aux épouvantables chasses aux sorcières, qui ont encore lieu de nos jours. L’expérience de Milgram montre combien nous nous soumettons à l’autorité, ce qui amène des personnes saines d’esprit à commettre des abominations.

Il ne faut donc pas trop se fier à notre cerveau, surtout si l’on considère tout le mal qui en sort. Il est en effet ironique de constater que « la plus évoluée parmi les créatures a inventé la haine, le racisme et la guerre, et le pouvoir maudit qui corrompt les plus purs, et amène le sage à cracher sur son frère », comme chante Renaud dans Fatigué. La liste des crimes de l’humanité serait bien trop longue à établir ; on se contentera d’un échantillon.

Lorsque l’on pense aux génocides, c’est probablement ceux du XXe siècle qui nous viennent à l’esprit : massacres des Arméniens, des Juifs, des Tutsis ou des musulmans de Bosnie par exemple. Cela semble être une vieille habitude chez l’homme : au XIIIe siècle, Gengis Khan avait déjà réussi à exterminer 11,1 % (!) de l’humanité. On pourrait citer d’autres chiffres, mais il ne suffisent pas toujours à se représenter la barbarie, la torture, les viols de masse, le trafic d’humains, ou les traumatismes qu’impliquent la guerre et les tueries. Il y a de véritables histoires d’horreur à raconter. Des Iraquiens avaient par exemple tranché les oreilles, le nez et le sexe d’un jeune détenu koweïtien de 19 ans. Après avoir placé dans les mains du captif ses yeux arrachés, ils le fusillèrent devant ses parents. Les miliciens au Congo pratiquent l’« autocanibalisme », qui consiste à couper un bout de la chair de sa victime (ou un fœtus extirpé du ventre de sa mère) et de le lui faire manger. Il leur arrive aussi d’introduire leur fusil dans le vagin des femmes et de presser la détente.

Contrairement à ce que l’on pourrait objecter, ce n’est pas qu’une minorité négligeable qui est impliquée dans les pires atrocités. Auparavant, l’esclavage était répandu et banal. Les agressions sexuelles restent fréquentes de nos jours. Si elle ne se salit pas directement les mains ou n’est pas forcément consciente des horreurs auxquelles elle contribue, la foule est responsable de soutenir des causes, des nations ou des entreprises criminelles. Comme nous l'avons vu, les personnes ordinairement respectables cèdent facilement à la violence : certaines se battent dans les magasins pour le dernier produit en stock ou soulèvent des émeutes pour une bête compétition sportive, quand d’autres sont capables de lynchage. L’écrasante majorité consomme des produits animaux, participant ainsi à une souffrance inimaginable (voir ci-après).

Nous causons régulièrement des torts moins extrêmes mais qui suffisent déjà à briser des vies : nous insultons, nous rabaissons, nous humilions, nous harcelons, nous discriminons, nous manipulons, nous escroquons, nous nous approprions le travail d’autrui, nous trahissons, nous trompons, nous faisons du chantage, nous intimidons, nous menaçons, nous maltraitons, nous endoctrinons... On condamne bien entendu ces agissements, mais la justice ne triomphe malheureusement pas toujours. Trop souvent, les malfaiteurs s’en sortent impunément et la loi du plus fort est loin d’être réellement abolie. Chacun de nous représente encore un poids supplémentaire pour l’environnement, notamment en ce qui concerne le réchauffement climatique. Ses conséquences catastrophiques mettent en péril hommes (avec par exemple l'élévation du niveau de la mer pour les populations côtières et insulaires) et animaux (avec la fonte des glaces pour les espèces des régions concernées).

En parlant d’animaux, les monstruosités que nous leur faisons subir sont inhumaines. Chaque année, ce sont plus de 166 milliards qui sont tués en vue de notre consommation. Pour rendre une telle boucherie possible, il faut évidemment faire une croix sur l’éthique. Lorsque l’on remonte les poissons hors de l’eau, leurs yeux s'exorbitent dus au rapide changement de pression et leurs entrailles ressortent par la bouche et l’anus. Concernant les animaux d’élevage, nous égorgeons, électrocutons, suffoquons, écrasons, gazons ou broyons ces êtres que nous reproduisons nous-mêmes. Leur mort n’a d’égale que l’atrocité de leur vie. Les poules en batteries sont maltraitées au point qu’elles en deviennent violentes et s’attaquent les unes aux autres. On leur sectionne le bec avec une lame chauffée à blanc afin d’éviter qu’elles ne se blessent. On exploite le monde animal non seulement pour nous nourrir, mais également pour assouvir nos passions détraquées, en organisant des combats d’animaux ou en pratiquant la zoophilie. Même nos animaux de compagnie, qui sont sensés être si chers à nos yeux, n’échappent pas à notre cruauté. Nos préférences esthétiques de mauvais goût veulent que l’on coupe la queue (caudectomie) ou les oreilles (essorillement) des chiens, souvent sans anesthésie. Chaque année, des millions de chats et de chiens sont abandonnés par leurs propriétaires et trouvent la mort. Je pourrais encore parler des expériences menées sur les animaux, mais j’ai la gentillesse de vous épargner ces horreurs.

Selon David Benatar, nous avons un devoir de ne pas reproduire une espèce qui génère (et qui continuera à générer) autant de souffrance que la nôtre. On ne serait pas très indulgent avec quelqu’un qui reproduirait dans son laboratoire un animal ou un virus dévastateur. Sans doute dira-t-on que l’homme, lui, ne fait pas que de causer mort et destruction mais accomplit également de bonnes choses... Certes, certains humains aident peut-être les animaux sauvages, mais cette pratique reste bien trop marginale comparée à toute l’exploitation animale. Si nous représentons par n les milliards que nous avons exterminés jusqu’à présent, combien d’animaux devrions-nous secourir pour accorder que l’apparition de l’humanité sur Terre fut un bénéfice ? n + 1 ? Non, il faudrait probablement beaucoup plus que cela : l’existence d’un meurtrier ayant tué une personne est-elle justifiée s’il en sauve deux autres durant sa vie ? La dette que nous devons aux animaux semble donc astronomique, voire impossible à rembourser désormais puisque la compensation du mal ne se réduit pas à un simple calcul (ma traduction) :

Approximativement, quelle quantité de bien compense le démembrement d’un être vivant ? Quelle quantité compense le viol de masse ? Quelle quantité compense le génocide rwandais ou les purges de Joseph Staline ? C’est lorsque l’on a vraiment les atrocités à l’esprit, plutôt que d’en parler de manière abstraite comme « du mal que commettent les hommes », qu’on s’aperçoit que l’affirmation selon laquelle ces atrocités sont compensées est indécente. David Benatar, « The Misanthropic Argument for Anti-natalism », p. 52

Certains nous promettent que les choses s’amélioreront, que nos descendants résoudront nos problèmes. On reconnaitra que l’humanité progresse technologiquement et socialement, réduisant ainsi la souffrance et la violence : l’esclavage ou l’apartheid ont par exemple été abolis (mais doit-on pour autant être fier de l’humanité pour avoir arrêté ce qu’elle n’aurait jamais dû commencé ?). Gardons-nous cependant d’accorder une confiance excessive en le progrès, car nous ne sommes pas à l’abri de régressions : au siècle dernier, alors qu’on pensait vivre dans une société civilisée, l’antisémitisme s’était intensifié au point d’aboutir à la Shoah. Il serait naïf de penser que l’homme, compte tenu de sa nature, ne puisse plus à nouveau faire preuve d’une telle barbarie. L’optimiste a l’insolence de nous faire détourner le regard des véritables horreurs que nous commettons au quotidien pour nous faire contempler un futur imaginaire, une utopie fantasmagorique. Même si on réussit un jour à créer le paradis sur terre, ce sera aux prix de toutes les abominations que l’humanité aura perpétrées entre-temps.

Nous avons donc de bonne raison de ne pas nous reproduire. En réduisant sa population, notre espèce engendrera moins de malfaiteurs et fera moins de victimes (humaines et animales). Il serait ironiquement humain de laisser l’humanité décroitre jusqu’à extinction.

Malgré tout ce que dit David Benatar, certains antinatalistes se demandent s’il serait vraiment bon que l’humanité disparaisse le plus rapidement possible. On en parle peu, mais la violence surabonde dans la nature. Il serait dommage de laisser les animaux sauvages sans d’abord essayer de leur apporter notre aide. Notre espèce est pernicieuse, d’accord, mais elle est également la plus proche de trouver une solution à la souffrance dans la nature. Ce raisonnement me parait toujours un peu irréaliste, même arrogant (après tout ce qu’il a fait, l’homme ose-t-il encore penser qu’il peut sauver la planète ?). Je crois que la bonne chose à faire reste de ne pas procréer. De toute façon, l’humanité ne risque pas de disparaitre d’aussitôt, ce qui lui laisse le temps de développer cette hypothétique panacée capable de neutraliser la souffrance.


Ressources

David Benatar, « The Misanthropic Argument for Anti-natalism », Permissible Progeny? The Morality of Procreation and Parentings, septembre 2015, Oxford : University Press p. 34-64. Site du Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité (version française) : https://www.vhemt.org/findex.htm.