Accueil

Regretter la maternité

Un panneau priant de tenir les enfants par la main que j'ai aperçu dans la porte à tambour d'un supermarché.

Lever le voile sur l’un des plus grands tabous de l’humanité. C’est là ce qu’a osé faire Orna Donath, docteure israélienne en sociologie, avec un article paru en 2015. Il s’agissait d’une étude qualitative basée sur des entretiens menés avec 23 mères israéliennes qui regrettaient la maternité. Cet article donna naissance à de vives réactions et l’on vit apparaitre sur internet le hashtag #regrettingmotherhood qu’Orna Donath reprit en 2016 pour le titre de son livre Regretting Motherhood. Je ferai part ici de ce précieux travail qui met en lumière une souffrance souvent inexprimable et insoupçonnée. J’utiliserai la traduction française – Le regret d’être mère – par Marianne Coulin aux éditions Odile Jacob.

À cause de leur corps permettant de porter et d’allaiter les enfants, les femmes sont exposées à l’archaïque préjugé que la reproduction fait partie de leur rôle naturel. Donner la vie serait leur raison d’être, un devoir plus qu’une liberté de choix. D’un autre côté, on pense que devenir mère est de nos jours une décision totalement libre. On s’imagine alors que si les femmes font des enfants, c’est toujours de façon raisonnable et volontaire. Celles qui n’en veulent pas seraient donc irrationnelles, immatures, on dit qu’elles vont changer d’avis... Dans ce climat, il devient très difficile d’exprimer un regret pour la maternité puisqu’il s’oppose à la fois à la décision personnelle et à l’obligation naturelle.

Il existe en réalité une immense pression sociale pour faire des enfants (et c’est peut-être la société plus que l’« horloge biologique » naturelle qui rappelle aux femmes de procréer). L’État incite à se reproduire : en 2004, Peter Costello, ministre australien des Finances, demandait aux femmes de faire trois enfants minimum : « Un pour la mère, un pour le père et un pour le pays », « Rentrez à la maison et accomplissez votre devoir de patriote dès ce soir. » (p. 33). La religion a également son mot à dire : en 2015, le pape François traitait les personnes ne voulant pas d’enfants d’égoïstes. Finalement, les proches se rendent complices de ce chantage nataliste, comme le témoigne une actrice et mannequin israélienne :

On fait pression sur moi pour que j’aie... mon troisième enfant ! Mon entourage attend la venue de l’enfant numéro trois. Tout le monde me dit que je dois avoir au moins trois enfants pour les dîners du shabbat et à cause du conflit [entre Juifs et Palestiniens] en Israël. P. 31-32

Les diverses incitations à procréer, quotidiennes pour beaucoup de femmes, peuvent conduire à des situations dramatiques. Certaines mères interrogées par Orna Donath lui confièrent qu’elles savaient qu’elles ne voulaient pas d’enfants mais s’y sont finalement résignées, non pas pour elles, non pas pour leurs enfants, mais pour leurs « oppresseurs » j’ai envie de dire.

C’est parfois les maris eux-même qui jouent ce rôle d’oppresseurs. Certains d’entre eux imposent à leur femme de leur faire des enfants sous peine de divorce. Une mère de quatre enfants, qui a dû faire une croix sur ses études de médecine pour se plier au désir d’enfants de son époux, s’exprime ainsi :

Je me sentais prise au piège dans mon couple, sous ses ordres, et je voyais bien que mon avis ne comptait pas. [...] Mon travail, c’était de plaire au maître, dans l’espoir que ça s’arrange dans mon couple et qu’il me montre qu’il m’aime. Après chaque naissance, il était la personne la plus heureuse au monde ; c’étaient des moments de grâce. P. 46

Ce genre de témoignages a de quoi démystifier le fameux « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais on peut aller encore plus loin : une autre mère, qui se força à faire des enfants à cause du chantage émotionnel de son mari, alla jusqu’à parler de viol ; le consentement n’implique en effet pas la volonté pour autant. Avec tout ce qui a été dit jusqu’ici, on observe que devenir mère est loin d’être un choix aussi libre qu’on aimerait le croire.

Qu’elles l’aient voulue ou non, il est difficile pour les mères de satisfaire les lourdes exigences sociales de la maternité. On dicte constamment ce qu’une mère devrait être ou comment elle est censée éduquer ses enfants. De surcroit, ces exigences sont souvent idéalistes et même contradictoires. Comme on trouve toujours quelque chose à redire aux mères, la maternité peut se révéler une véritable charge conduisant à l’épuisement qui est lui-même susceptible de mener au regret.

On ne regrette pas n’importe comment. Le regret est en effet une émotion soumise à des codes sociaux. On est en droit de regretter ce qui est considéré comme une tare (par exemple, ne pas faire de sport pour sa santé), mais regretter quelque chose de bien perçu (avoir fait du sport) n’est pas acceptable socialement. Il est alors possible d’instrumentaliser le regret pour le mettre au service des valeurs d’un groupe. Dans un milieu nataliste, on s’en sert prospectivement afin d’empêcher les IVG : on menace les femmes en leur disant qu’elles commettraient un crime ou un péché, qu’elles auront à le regretter si elles avortaient. C’est la même tactique qui est employée pour les inciter à se reproduire : on leur promet que la maternité est merveilleuse et que si elles ne font pas le bon choix, elle finiront seules et misérables.

Les témoignages recueillis par Orna Donath démentent totalement ces présages : pour toutes les femmes interrogées, c’est précisément la maternité qui fut source de regret et de souffrance. Voici ce que partage une mère de deux enfants :

Je ne pense pas que je suis faite pour être mère, et j’en suis désolée... Chaque fois que j’en parle avec des amies, je leur dis que si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, je n’aurais même pas le quart d’un enfant. Ce que je vis le plus mal, c’est de ne pas pouvoir revenir en arrière, c’est impossible. Irréparable. P. 85

Il existe un terrible apriori selon lequel le regret d’avoir fait des enfants implique nécessairement un manque d’amour pour ces derniers. À cause de cela, une mère a par exemple été menacée par une assistante sociale de se faire retirer son enfant, tandis que d’autres ont été accusées de vouloir tuer les leurs simplement parce qu’elles avaient exprimé leur regret. On devine que beaucoup préfèrent ne pas en parler pour se protéger. L’ennui, évidemment, c’est que ce silence a pour conséquence de tenir le problème caché, comme s’il n’existait pas, et plusieurs mères se croient alors seules dans cette situation.

En réalité, les femmes interrogées insistent que leur regret ne signifie pas pour autant qu’elles haïssent leurs enfants. Une autre preuve permettant de réfuter cette idée reçue est le fait que des femmes éprouvent déjà du regret lorsqu’elles sont enceintes. Or, ce qu’elles ressentent ne peut être une aversion pour l’enfant en particulier puisqu’elles ne le connaissent pas encore. Selon une mère de deux filles, affirmer son regret serait en fait un signe de maturité et de dévouement pour ses enfants :

Au contraire, c’est justement parce que je reconnais [que je regrette d’être devenue mère] que cela montre que je suis consciente de la complexité de la situation. Je ne néglige pas mes filles. P. 125

Bien que ces femmes s’efforcent d’être de bonnes mères, elles ont tout de même des fantasmes de revenir en arrière, de n’avoir pas fait d’enfants, ou de les voir disparaitre. Il est pourtant bel et bien impossible de se détacher d’un enfant : certaines mères font remarquer que même s’il n’est pas présent physiquement, il demeure constamment dans leur esprit. C’est le sentiment de ne plus être jamais seule, bien que l’enfant puisse être à l’école, indépendant, marié, parti sur un autre continent, ou même décédé. La maternité n’a donc pas de fin et il y a pour tout dire de grandes chances qu’elle se répète lorsqu’il faudra s’occuper des petits-enfants, donnant l’impression d’un cercle qui se perpétue. Elle est également capable réitérer des traumatismes passés : en voyant sa fille, une mère noire se rappela le racisme qu’elle a subi durant son enfance et se rendit compte qu’elle aura à le revivre avec son enfant.

Cette vision de la maternité comme expérience pénible et traumatique n’est pas prise au sérieux par le grand public. Bien qu’on accorde qu’elle puisse être difficile, on pense que les choses finissent toujours par s’améliorer, qu’elles doivent s’arranger. Ce n’est malheureusement pas ce qui se passe pour tout le monde et il est peut-être temps de se l’avouer. Une mère de quatre enfants décrit sa situation ainsi :

C’est comme d’envoyer en thérapie quelqu’un qui a perdu son bras. Cela ne lui rendra pas son bras. Dans mon cas, j’ai perdu des années et non des mains, des années de ma vie, des années de martyre. [...] C’est très douloureux quand quelqu’un – que ce soit un homme ou une femme – perd sa vie et vit comme un mort. Il tourne en rond dans un lieu dont il ne peut s’échapper. [...] C’est une tragédie et tout le monde fait comme si ce n’était qu’une période certes difficile à traverser, mais amusante. C’est horrible. P. 118-19

Je pense que le livre d’Orna Donath peut apporter quelque chose à chacun. À tous ces gens qui poussent à procréer, eux qui savent mieux que tout le monde que les enfants sont indispensables pour être épanouie et adulte, on leur demandera poliment de la fermer ; leurs discours sont responsables de véritables tragédies. Pour les personnes désirant des enfants, il serait judicieux d’évaluer non seulement les côtés positifs, mais aussi les côtés négatifs de la parentalité avant d’en endosser la responsabilité. Je fais une remarque aux aspirants pères : l’éducation des enfants est encore régulièrement partagée de façon inégale entre la mère qui fait tout et le père qui se fait remarquer par son absence. Si on aime sa femme, peut-être est-ce une bonne idée de s’intéresser aux conditions des femmes en général ? Quant aux antinatalistes, connus sur internet pour leur propos haineux à l’égard des parents (en suis-je moi-même coupable ?), il serait bon qu’ils fassent preuve d’un peu plus de compassion. On a vu en effet qu’on ne choisit pas toujours de devenir mères et que celles-ci peuvent au fond être autant victimes du natalisme que les enfants. Il y a tout de même un effort de la part d’antinatalistes pour une meilleure compréhension des parents : je vous mets ci-dessous une interview de Lawrence Anton avec trois parents antinatalistes.

Pour terminer, j’aimerais partager les profondes paroles d’une mère de deux enfants qui avait participé à l’étude. Après son entretien avec Orna Donath, elle lui avait écrit une lettre qui disait :

Nous devons expliquer à nos enfants, si finalement nous en avons, [en particulier les femmes] qu’il est important et nécessaire de tuer toutes les vaches sacrées, toutes les « valeurs », les idéologies et les autojustifications dans lesquelles nous avons été élevées. Pour voir en quoi nous continuons de tomber dans les filets des stéréotypes et du conformisme, à quel moment nous nous mentons à nous-mêmes et dissimulons la vérité à nos enfants et à nos petits-enfants. Pour vérifier avec la précision d’un chirurgien les euphémismes qui se sont transformés pour nous en quelque chose de « normal » et de « naturel », comme les messages qui promettent que « les enfants vous donnent de la joie », « les enfants sont une bénédiction », « le sang est plus lourd que l’eau », ou « la famille passe en premier ». Si nous ne sommes pas conscientes du pouvoir destructeur des euphémismes, ils deviennent partie intégrante de notre ADN culturel et social et nous sommes convaincues que c’est ainsi que cela doit être pour l’éternité. Ce n’est pas un crime d’exprimer du remords d’avoir eu des enfants. [...] C’est un crime de ne pas dire la vérité à nous-mêmes et à ceux que nous avons mis au monde. C’est un crime de mourir en gardant pour soi un sombre secret qui ne peut être dit, écrit ou révélé. P. 182

Ressources

Orna Donath, Le regret d’être mère, traduit de l’anglais par Marianne Coulin, Paris : Odile Jacob, 2019. Orna Donath, « Regretting Motherhood : A Sociopolitical Analysis », Signs : Journal of Women in Culture and Society, 40/2 (2015), Chicago : University of Chicago Press, p. 343-67, https://www.academia.edu/9820246/Regretting_Motherhood_A_Sociopolitical_Analysis.
= Orna Donath, « « Je n’aurais pas dû avoir d’enfants... » : une analyse sociopolitique du regret maternel », Sociologie et sociétés, 49/1 (2017), Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, p. 179-201, https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2017-v49-n1-socsoc03347/1042813ar/.
Lawrence Anton, « Antinatalist Parents Roundtable | Ana, Anugrah & Scharlatan » (18 octobre 2023), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=K4-bptSrNM8&t=12s.