Un meilleur contraceptif que la virginité de Marie
La virtuosité de Ma’arrî
J’ai écrit à plusieurs reprises sur ce blog au sujet de l’antinatalisme dans l’Antiquité. Toutefois, étant donné que la notion et le terme même sont modernes, il faut faire attention à ne pas faire d’anachronisme et penser que les anciens propos hostiles à la naissance sont parfaitement équivalents au discours antinataliste contemporain. À mon avis et à ma connaissance, le premier auteur connu de l’histoire que l’on pourrait indiscutablement appeler antinataliste au sens où on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire une personne qui considère que la création de nouvelles vies constitue un tort moral à cause de la souffrance qu’elle génère, se nomme Abû ’l-’Alâ’ al-Ma’arrî.
Al-Ma’arrî est un célèbre poète arabe, né en 973 à Ma’arrat an-Nu’mân en Syrie. Bien que monothéiste, il est connu pour avoir été un virulent critique des religions. Ses écrits, ne faisant aucun favoritisme, les considèrent toutes comme des égarements qui s’opposent à la raison. Le poète est également fameux pour son végétalisme qu’il pratiquait par compassion envers les animaux et par piété envers Dieu. On lit chez lui de saisissants propos antispécistes, affirmant qu’il n’y a pas de différence entre l’homme et l’animal. Mais ce qui est sans doute le plus caractéristique de son œuvre, c’est son pessimisme, réprouvant constamment la vie, contemplant sans cesse la mort.
Afin de prouver qu’al-Ma’arrî était un authentique antinataliste comme je le prétends, j’ai sélectionné plusieurs de ses poèmes et les ai disposés dans un ordre crescendo : d’abord les pièces exprimant un simple regret d’être né, puis une critique de la vie humaine, ensuite un dénigrement de la parentalité qui se transforme en véritable condamnation des parents, et pour finir une incitation explicite à ne pas procréer. Les textes que je cite proviennent de trois recueils : la traduction de 1904 par Georges Salmon comprenant plusieurs poèmes et lettres d’al-Ma’arrî, la traduction de 1988 par le poète Adonis et Anne Wade Minkowski comprenant des poèmes tirés des Luzûmiyyât (un long recueil de poésie composé par al-Ma’arrî), la traduction de 2009 par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané comprenant également des poèmes des Luzûmiyyât. Je laisse maintenant la place au poète.
- Notre vie est un pont,
- Un pont jeté entre deux morts.
- D’un néant à l’autre, allons.
- Qui passe le pont se fait tort. 2009, p. 93
- Il se peut que les étoiles de la nuit méditent
- Pour découvrir un secret.
- Car les yeux restent en éveil...
- Malgré moi, je suis sorti en ce bas monde,
- Et mon voyage est pour un monde ailleurs.
- Cela malgré moi aussi, et Dieu m’en est témoin !
- Suis-je prédestiné, entre ces deux mondes,
- A accomplir une tâche,
- Ou suis-je libre de mes choix ? 1988, p. 60
- Je t’ai conseillé de ne pas me reconnaître,
- O mon frère,
- Car je suis l’homme déchu.
- Si on m’avait jeté à travers de la route,
- Les glaneurs ne m’auraient pas ramassés.
- L’homme vient au monde sous le signe du danger
- Et contre sa volonté.
- Il le quitte en colère,
- Cousant un péché à d’autres péchés.
- Larges et planes sont les routes de la perdition.
- Celles de la juste direction
- Ressemble au chas d’une aiguille. 1988, p. 127
- Lorsque nous examinons les affaires, il nous apparaît comme évident que le prince des hommes n’est autre que leur serviteur.
- L’homme qui est le moins tourmenté de souci et de chagrin, c’est celui à qui manquent également l’argent et l’intelligence.
- Qu’est donc le monde, si ce n’est une station inutile, d’où l’un s’échappe tandis qu’un autre arrive ?
- Tu pleures sur celui qui vient de mourir, parce que c’est une perte récente, mais celui qui est mort avant lui est déjà oublié.
- Si je m’étais choisi moi-même l’existence, c’est tourmenté de remords que je me serais mordu les doigts.
- Cela te consolera de ce que celui qui serre fortement les subsistances, ouvre les mains, et de ce que celui qui a élevé l’édifice démolit. 1904, p. 84
- L’âme n’a pas cessé de jouir de la plus parfaite quiétude jusqu’au moment où, en vertu d’un ordre divin, elle est venue s’établir dans le corps.
- Maintenant tous deux sont de poussière fine et plus misérable encore, mais, ne craignez rien, la haine et l’envie ne vous laisseront pas solitaire ! 1904, p. 62-63
- La pire sorte d’arbre, à ma connaissance,
- C’est l’arbre à humain, c’est l’arbre des naissances.
- Il en produit des blancs, des noirs, et sans cesse
- Il vous donne des peuples de toute espèce.
- Chaque homme cache en sa cage thoracique
- Un démon à lui, intime et despotique.
- Ni saveur, ni fragrance, hélas ! À l’entour ;
- La plante exhale un air fané de souillure.
- Quelle fatigue pèse sur l’existence –
- Misanthrope, on penche peu vers l’indulgence.
- Épouse l’épée ou la plume, Rémi.
- Contente-toi de ta quenouille, Marie. 2009, p. 121
- O vie, mère de pourriture,
- Que Dieu te damne en ta maternité !
- Si tu étais l’épouse,
- Je t’aurais répudiée,
- Mais tu es Mère.
- Comment, alors, me séparer de toi ?
- Des hommes ont prétendu
- Que les étoiles sont douées de raison.
- Si cela était, je dirais :
- « Elles ont été touchées par la sénilité. » 1988, p. 136
- L’homme est semblable au feu
- Qui s’allume, s’éteint, s’efface.
- Celui qui réussit dans la vie
- Est celui qui s’efface, avec humilité.
- Les événements des jours sont comme les herbes folles,
- On les fauche et le Seigneur leur ordonne de repousser.
- Si le point de retour pour l’homme est la poussière,
- Pourquoi sa mère veille-t-elle sur lui
- Et le soigne-t-elle ? 1988, p. 46
- Le nouveau-né est malheureux
- Et ses parents aussi, à cause de lui.
- Heureux celui qui ne connaît pas la préoccupation d’enfant.
- Nous nous séparons de la vie sans avoir connaissance
- D’un sens visé par notre passage terrestre.
- Aucun renseignement ne nous a été transmis
- Par la tradition,
- Ni par un astre observé depuis la terre.
- Répète, ô vie, tes paroles !
- Tu ne lasses jamais celui qui t’écoute. 1988, p. 69
- S’il en est ce qu’a dit le Sage, je vis de toute éternité et je vivrai éternellement.
- Tantôt partagé, tantôt réuni, je suivrai, dans leurs vicissitudes, le lotus et le palmier qui se dessèchent, puis refleurissent.
- Je me suis montré avare de force vitale, d’une avarice insurmontable, et cependant l’avarice est certainement de la nature des hommes.
- Le riche a désiré un fils pour avoir un héritier, Si les pères étaient avisés, ils n’auraient pas d’enfants. 1904, p.70-71
- Ô nuits. Toujours dolent, il s’était endormi.
- Mais sur les bords obscurs, des astres s’étaient mis,
- Vigiles sans sommeil. Nuit viride, ô prairie,
- Ton champ s’éclaboussait de bouquets d’astres clairs !
- S’il pleut, pourtant, on voit percer à ras de terre
- Un semis d’hommes nains qui pousse et dépérit.
- Ils servent de pâture aux bœufs qui les lacèrent,
- Leur livrée tombe, et l’anémone, et l’ancolie.
- À les voir, dites-moi, qui ferait le départ
- Entre un fils légitime et un enfant bâtard ?
- Car l’ignorance règne, et nous mourrons ignares.
- Seul l’Être tout-puissant demeure, unique et pur.
- Les rejetons d’un père illustre ont moins l’allure
- D’étalons de négus, qu’ils n’ont pris la figure
- De bourricots appartenant à un benêt.
- Que notre père Adam eût été inspiré
- De répudier leur mère, amante malheureuse !
- Que n’eût-il fui cette liaison incestueuse !
- Elle enfanta, l’impure, au milieu des menstrues,
- Et fit se bien que les vertueux ont disparu. 2009, p. 99-101
- La sagesse est le fait de Dieu.
- Ainsi, reste seul, oublieux
- De toute cette pauvre engeance.
- Je n’ai aucune connaissance
- Fors ceci : les hommes qui pensent
- À élever leur descendance.
- Les livrant ainsi en pâture
- Aux cruauté de la nature,
- Ces gens-là manquent de tous sens. 2009, p. 129
- Son Seigneur a créé l’homme de souillures,
- Qu’il ne se reproche donc pas de se souiller.
- La vie est un mal que seule la mort peut guérir.
- Laissez-moi, alors, vaquer à mes besognes.
- Comme si le jour était un esclave
- Qui demande une servante à la nuit.
- Tous deux se prostituent.
- Ta mère — voilà le mal.
- Elle n’a pas su te protéger.
- Bien au contraire, elle t’a jeté
- Dans mille perditions. 1988, p. 48
- Fils, exècre ton père et blâme ses desseins.
- Combien est vil, ma foi, ce qu’il te réservait.
- – Chacal, fus-tu conscient, face au sort assassin,
- De ce que souffrirait ton renardeau sevré ?
- Sais-tu qu’un prédateur lacérera ses membres
- Pour, rassasié, abandonner ce moignon tendre ?
- Le rapace, entends-tu, lui dire : Tu es mien.
- Et le piège grinçant lui criera : Allons, viens !
- Qui, ici-bas, s’estimerait riche ou glorieux ?
- Quel homme en vérité n’est pauvre ou miséreux ?
- Quand croule à petit feu notre jeunesse éteinte
- Sur la tête blanchie, tous nos désirs cendreux
- Se rallument au souvenir de telle étreinte. 2009, p. 149
- Vis tant que tu voudras,
- Tu ne verras qu’un espace cerné
- Et un temps infini.
- N’engendrez point,
- Et si la nature vous y contraint,
- N’enterrez pas vos filles vivantes,
- Bien que le sol soit le plus honorable des gendres.
- L’obscurité de ton nom est une bénédiction.
- Celui qui fait ta réputation te lèse. 1988, p. 91
- Si tu as voulu t’unir un jour avec une compagne, je te dirai que la meilleure des femmes de l’univers est celle qui est stérile.
- La pleine lune guérit, même si elle est éprouvée par une maladie, mais les âmes incurables n’ont pas de maladies.
- Nous avons des chemins vers la mort, dans tout l’Orient et l’Occident, dont le plus direct est le plus pénible à gravir.
- Le monde est une demeure où chaque nouveau venu, d’entre les hommes, invite au départ celui qui lui a donné le jour. 1904, p. 74
- Si un jour tu veux te lier à une compagne,
- La meilleure des femmes est celle qui est stérile.
- La vie est un fléau,
- La mort est santé,
- Les souffles de l’homme sont comme ses pas
- Et sa survie n’est que distance
- Gagnée sur le néant,
- Car il meurt chaque fois qu’il respire. 1988, p. 151
- Constellations de la Carène,
- Des Pléiades ou des Gémeaux,
- Aube bréhaigne, étoiles reines,
- Comme vos flancs sont purs de maux !
- Ah, soyez comme les étoiles
- Nobles par infertilité,
- Ne rejoignez pas ces femelles
- Qui engendrent à satiété
- Une engeance si répandue
- Qu’elle remplit toute l’étendue. 2009, p. 89
- Les entrailles de la mère ont appelé
- L’enfant qu’elle porte.
- Malheur à toi, ô enfant ! N’apparais point
- Et meurs plutôt de chagrin !
- Femme, sois Pléiade, Bételgeuse ou Véga,
- Ou comme la boule solaire qui n’engendre pas !
- Elles sont plus honorables que celle qui enfante
- Et par sa descendance rend le pays étroit. 1988, p. 72
Al-Ma’arrî ne fut pas le seul de son temps à remettre en question le bien-fondé de l’existence. On citera Omar Khayyâm, un illustre savant et poète perse. Pour lui, la naissance annonce un mauvais présage et la seule chose à faire ici-bas reste encore de profiter autant que possible de la vie. Voici quatre de ses quatrains :
La vie n’est qu’un jeu monotone où tu es sûr de gagner deux lots : la douleur et la mort. Heureux l’enfant qui a expiré le jour de sa naissance ! Plus heureux celui qui n’est pas venu au monde ! Traduction de Franz Toussaint, p. 32
Je ne crains pas la Mort. Je préfère cet inéluctable à l’autre qui me fut imposé lors de ma naissance. Qu’est-ce que la vie ? Un bien qui m’a été confié malgré moi et que je rendrai avec indifférence. Ibid., p. 67
Je n’ai pas demandé à vivre. Je m’efforce d’accueillir sans étonnement et sans colère tout ce que la vie m’apporte. Je partirai sans avoir questionné personne sur mon étrange séjour sur cette terre. Ibid., p. 95
Tu peux sonder la nuit qui nous entoure. Tu peux foncer sur cette nuit... Tu n’en sortiras pas ! Adam et Eve, qu’il a dû être atroce, votre premier baiser, puisque vous nous avez créés désespérés ! Ibid., p. 120
On retrouve une certaine ambiguïté de la naissance dans le soufisme (un courant mystique de l’islam) avec Farîd al-Dîn Attâr, un autre poète perse. Pour plus d’informations sur l’antinatalisme dans l’islam, vous pourrez consulter les articles sur le blog de Karim Akerma (voir ci-dessous) ; il y consacre également quelques paragraphes dans son ouvrage (Akerma, 2017, p. 729, 1270). Al-Ma’arrî serait peut-être ravi d’apprendre que l’antinatalisme a actuellement une certaine popularité dans le monde arabe. On y trouve en effet plusieurs groupes Facebook sur le sujet, tel qu’AntinatalismInArabic avec ses 114’000 followers (à titre de comparaison, le subreddit anglophone r/antinatalism compte 205’000 membres). Je vous mets ci-dessous quatre interviews traitant du phénomène.
Avant de quitter al-Ma’arrî, quoi de mieux que de lire son épitaphe, ses derniers mots en un sens ? N’ayant jamais donné vie et n’ayant de ce fait jamais donné la mort, il avait demandé que ce vers, témoignage impérissable de son antinatalisme, soit gravé sur sa tombe :
- Voici le forfait que mon père a commis contre moi, mais moi, je n’ai commis ce forfait contre personne. 2009, p. 17
= 1904, p. 41
Ressources
Abû ’l-’Alâ’ al-Ma’arrî, Le poète aveugle : un précurseur d'Omar Khayyam : extraits des poèmes et des lettres d'Aboû ’l-’Alâ’ al-Ma’arrî, introduction et traduction par Georges Salmon, Paris : Charles Carrington, 1904, https://remacle.org/bloodwolf/arabe/almaari/table.htm.
Abû ’l-’Alâ’ al-Ma’arrî, Rets d’éternité, traduit de l’arabe par Adonis et Anne Wade Minkowski, Paris : Fayard, 1988.
Abû ’l-’Alâ’ al-Ma’arrî, Les Impératifs : poèmes de l’ascèse, traduits de l’arabe, présentés et commentés par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané, Arles : Actes Sud, 2009.
Franz Toussaint, Robaiyat de Omar Khayyam, traduits du persan, Paris : L’Édition d’Art H. Piazza, 1924, https://archive.org/details/robaiyatdeomarkh00omar/page/n7/mode/2up.
Karim Akerma, Antinatalismblog, « From Ancient Egypt to Sufism » (27 août 2022), https://antinatalismblog.wordpress.com/2022/08/27/from-ancient-egypt-to-sufism/.
Karim Akerma, Antinatalismblog, « Antinatalism in Ancient Egypt, in Jewish, Christian, Islamic and Gnostic Religion » (16 juillet 2023), https://antinatalismblog.wordpress.com/2023/07/16/antinatalism-in-ancient-egypt-in-jewish-christian-islamic-and-gnostic-religion/.
Karim Akerma, Antinatalismus : ein Handbuch (troisième édition), epubli, 2017.
The Exploring Antinatalism Podcast, « The Exploring Antinatalism Podcast #43 - Raja Halwani » (15 septembre 2021), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=_yASDORlnSk.
The Exploring Antinatalism Podcast, « The Exploring Antinatalism Podcast #67 - Dr. Yasser El-Tayeb » (2 octobre 2022), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=LhUQ3iJxQEc&t=1578s.
Lawrence Anton, « Antinatalism in Algeria | Fatma » (15 novembre 2022), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=BWc6EMmC3cY&list=PLSmIriDJyJqmVGBJENF4Ata9Z6e87CGaO&index=16.
Lawrence Anton, « Antinatalism in Somalia | Namus » (28 juin 2023), YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=2B6RCSF0olU&list=PLSmIriDJyJqmVGBJENF4Ata9Z6e87CGaO&index=5.