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Pire que ce que nous avions imaginé
La qualité de la vie selon David Benatar

Pollyanna, d'après Hayley Mills dans l'adaptation de 1960.

L'argument de l'asymétrie entre le plaisir et la douleur que j'avais présenté dans mon dernier article indiquait que naitre est toujours un préjudice, même si ce préjudice peut en théorie n'être que minuscule. Dans le chapitre 3 de Better Never to Have Been, le professeur David Benatar tente de montrer que la théorie n'est malheureusement que trop éloignée de la réalité. Il affirme en effet que si nous contemplions objectivement nos vies, nous nous rendrions compte à quel point chaque naissance est un préjudice considérable. Cet argument peut suffire à adopter une conclusion antinataliste en se passant de l'argument de l'asymétrie.

Nous sommes en droit de nous demander pourquoi nous devrions croire Benatar. Comment la vie pourrait être si horrible si la plupart d'entre nous considère sa propre existence comme plutôt bonne, voire excellente ? Benatar explique qu'il existe trois phénomènes psychologiques bien attestés qui tendent à fausser notre jugement quant à la qualité de nos vies.

Il y a d'abord le principe de Pollyanna, nommé ainsi d'après le roman d'Eleanor H. Porter. L'héroïne éponyme est une jeune fille jouant à chercher le positif dans chaque situation. Le principe de Pollyanna est une tendance à l'optimisme qui influence un grand nombre d'entre nous. On se rappelle par exemple plus souvent nos expériences positives que négatives ; remarquons par ailleurs que beaucoup idéalisent le passé.

Un deuxième phénomène est celui de l'adaptation. Lorsque, par exemple, un accident empire sévèrement notre vie, il est dans un premier temps très difficile de l'accepter. Mais avec le temps, beaucoup s'habituent à leur nouvelle situation qui finit par devenir normale. Ainsi, il arrive souvent que l'on se considère subjectivement presque aussi heureux qu'avant l'accident, même si cette nouvelle situation est objectivement pire.

Le dernier phénomène est le fait que l'on compare notre bien-être avec celui d'autrui. Cela a pour effet que le jugement que nous portons sur la qualité de notre vie est plus relatif qu'effectif. De ce fait, nous jugeons notre vie mauvaise seulement si elle contient plus de maux que celles des gens qui nous entourent. Le problème est que nous oublions alors facilement de prendre en considération les maux partagés par tout le monde. À cause du principe de Pollyanna, nous nous comparons plus souvent avec les personnes ayant une condition pire que la nôtre, ce qui nous fait artificiellement croire que nous avons un (très) bon niveau de vie.

Les trois phénomènes ci-dessus peuvent s'expliquer d'un point de vue évolutionniste : l'optimisme augmente les chances de ne pas se suicider et donc de passer ses gènes. Comme il semble ancré dans notre nature, il faut se garder d'accorder trop de confiance à notre biais optimiste qui risque de surévaluer l'appréciation que nous avons de nos vies.

Il existe plusieurs théories permettant d'évaluer la qualité d'une vie. Dans son livre, Benatar discute de trois catégories couramment employées en philosophie : les théories hédonistes, les théories de la satisfaction des désirs et les théories de la liste objective. Selon lui, la vie reste très mauvaise peu importe la théorie utilisée.

En ce qui concerne les théories hédonistes, ce qui compte pour qu'une vie soit bonne ou mauvaise, ce sont les sensations positives ou négatives qu'elle contient. Le problème est que le principe de Pollyanna est très efficace pour nous faire oublier un grand nombre de sensations négatives. Pensez à des cas tout à fait triviaux : nous sommes exténués par le travail en fin de journée et tout au long de l'année, nous avons très souvent soit trop froid, soit trop chaud. Comme ces désagréments sont chroniques, le principe d'adaptation les rend banals, de telle sorte que nous n'y pensons plus. Étant donné qu'ils sont partagés par tout le monde ou presque, nous les considérons à peine comme de réels désagréments capables d'amoindrir notre bien-être. On peut se demander si croire que notre vie est bonne n'est pas déjà amplement suffisant pour les théories hédonistes. Certes, il est vraisemblable que le fait d'oublier unevpartie de nos malheurs rend effectivement l'existence plus agréable que si nous devions constamment vivre avec le poids de nos mauvais souvenirs. Est-il pour autant correct de penser que tous les maux qui attendent un nouveau-né ne sont pas bien graves si celui-ci sera (peut-être) en mesure de les oublier ou de les relativiser par la suite, après avoir dû les subir de plein fouet ?

Dans le cas des théories de la satisfaction des désirs, le bien-être s'obtient si nos désirs sont satisfaits et le mal-être survient lorsqu'ils sont frustrés. Malheureusement, la satisfaction de nos désirs est rarement immédiate. Cela signifie qu'il y a une période parfois longue de frustration (et donc de souffrance) avant que nos désirs soient satisfaits. Par exemple, avant d'obtenir leur indépendance désirée, les enfants doivent patienter des années durant. Nos besoins ne connaissent pas de fin et nous sommes constamment avides de toujours plus : après avoir mangé, il faudra bientôt penser à trouver sa prochaine nourriture. Beaucoup de nos rêves ne se réaliseront jamais. Et quand bien même nos désirs seraient exaucés, nous ne les désirons justement plus et disparaissent par la même occasion, ne produisant souvent qu'une satisfaction éphémère (laissant alors place à l'ennui) : on souhaite se marier, mais on divorce par la suite. C'est là ce que décrit Arthur Schopenhauer dans cette célèbre citation :

La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation,
traduction d'Auguste Burdeau, numérisée par Guy Heff, p. 465

On peut certes apprécier que tous nos désirs ne nous soient pas immédiatement servis sur un plateau d'argent : il y a plus de plaisir à remporter une compétition si nous avons dû pour cela nous entrainer durement. Cependant, il semble qu'il en soit autrement en ce qui concerne les besoins plus capitaux tels que la liberté ou la santé. Celui qui a passé des années en prison saura sans doute apprécier la liberté mieux que quiconque une fois libéré et celui qui est gravement malade appréciera plus la santé une fois guéri. Il n'empêche que le mieux reste de n'avoir jamais été privé de sa liberté ou de sa santé en premier lieu. À cause du principe de Pollyanna, nous pensons que nous atteignons bon nombre de nos buts dans la vie, même s'il en est autrement en réalité. Certains, par exemple, croient être parvenus à la connaissance mais ne savent presque rien.

Pour ce qui est des théories de la liste objective, on considère qu'il existe un certain nombre de choses qui sont bonnes pour nous indépendamment du fait qu'elles nous procurent du plaisir ou que nous les désirions. On peut par exemple proposer la connaissance, l'autonomie ou avoir des amis comme des éléments objectivement bons. Le problème de ces listes est que si elles sont construites d'un point de vue humain, elles ne donneront qu'un aperçu comparatif de la qualité d'une vie par rapport aux autres vies humaines. Si nous voulons déterminer à quel point la vie est bonne ou mauvaise, nous devons prendre plus de recul. Songez à la mort d'un nomme de 90 ans. Beaucoup pensent que c'est un bel âge pour mourir et ne regardent pas cela comme tragique, contrairement à la mort d'un quadragénaire. Mais pourquoi donc devrait-il en être ainsi ? Ne peut-on pas imaginer que 90 ans est ridiculement peu par rapport à une hypothétique longévité de 240 ans ? Cet exemple montre parfaitement que nous jugeons avec des attentes humaines, influencées, par ailleurs, par notre biais optimiste. Pourtant, rien ne nous empêche de concevoir une vie bien meilleure que ce à quoi nous sommes habitués : une longévité proche de l'éternité, une quasi-absence de maux, des capacités intellectuelles bien supérieures, etc. Peut-être qu'il y a actuellement des extraterrestres avec une existence sublime qui regardent l'humanité comme une espèce misérable... On pourra objecter qu'il n'est pas juste d'évaluer une vie humaine selon des critères « divins ». Par exemple, lorsque l'on fait passer un examen à un enfant de 12 ans, cet examen doit être adapté à son âge. Mais un tel examen est précisément fait pour évaluer les capacités de l'enfant par rapport aux autres de son âge. Personne ne dira que l'enfant qui reçoit une excellente note a par conséquent un niveau comparable à celui des adultes les plus doués. De même, si l'on déclare qu'un certain homme à une vie objectivement excellente, cela signifie en réalité que sa vie est humainement très bonne ; elle reste néanmoins divinement très mauvaise.

Nous avons pu observer que la vie est pire que ce qu'on imagine. Cet exposé quelque peu technique risque toutefois de ne pas convaincre les optimistes qui continuent sans doute à se dire que l'existence n'est pas si terrible. Pour clore son chapitre, Benatar choisit alors de dresser une liste de maux qui ont frappé et frappent toujours l'humanité. Les exemples écrits en blancs sont tirés directement de Better Never to Have Been. Les exemples en orange – sur lesquels vous pouvez cliquer – sont les miens ; ceux-ci ont pour but de présenter des statistiques inédites ou un peu plus récentes que celles qui figurent chez Benatar.

Plus de 15 millions sont morts de catastrophes naturelles depuis les 1000 dernières années. 650'000 personnes sont mortes à cause du VIH en 2021. Près de 10 millions sont morts du cancer en 2020. Près de 6,9 millions sont morts du Covid-19. 1,3 million meurt chaque année d'accidents de la route. La guerre a fait 109,7 millions de morts au cours du XXe siècle. La guerre a fait 310'000 morts en 2000, une année qui pourtant ne reste pas à nos esprits comme particulièrement sanglante. Poussés par – on se l'imagine – des souffrances insoutenables, 815'000 se sont suicidés en 2000. Considérez maintenant le nombre que représentent tous ces morts et multipliez-le par le nombre de leurs parents et proches pour obtenir le nombre de deuils. On comptait en 2021 89,3 millions de personnes contraintes de fuir leur foyer. 828 millions vivaient dans la faim en 2021. Environ 40 millions d'enfants sont maltraités chaque année. 8,44% de la population mondiale vivaient dans une pauvreté extrême en 2019. On recensait en 1994 plus de 100 millions de femmes et de filles ayant subi des mutilations génitales. En 2021, 50 millions de personnes étaient victimes d'esclavage moderne ; 3,3 millions étaient des enfants dont la moitié était victime d'exploitation sexuelle ; 22 millions vivaient en situation de mariage forcé.

Compte tenu de tous les malheurs énumérés (et ce n'est là qu'une part infime), quiconque s'entêterait à affirmer que la vie est belle ferait preuve d'obscénité. Ce serait en effet non seulement une insulte pour les plus miséreux mais également un cruel manque de lucidité – n'oubliez pas le biais optimiste que provoque chez nous le principe de Pollyanna ! Qu'y a-t-il de plus à ajouter ? Le livre de Benatar traite encore d'un bon nombre sujets (le droit de se reproduire, l'avortement ou l'extinction de l'humanité par exemple) que je vous laisse découvrir par vous-même si le cœur vous en dit. Terminons sur ces mots (ma traduction) :

Certains savent que leur bébé comptera parmi les infortunés. Personne ne sait en revanche si leur bébé sera l'un des quelques soi-disant chanceux. Une grande souffrance peut attendre quiconque vient au monde. Même les personnes les plus privilégiées peuvent donner naissance à un enfant qui souffrira de manière insupportable, sera violé, agressé ou brutalement assassiné. C'est assurément aux optimistes qu'incombe le fardeau de justifier cette roulette russe reproductive. Étant donné qu'il n'y a pas de réel avantage par rapport à ne jamais exister pour ceux que l'on met au monde, il est difficile de voir comment le risque significatif de sérieux préjudices pourrait être justifié. Si nous prenons non seulement en compte les exceptionnels graves préjudices que n'importe qui pourrait endurer, mais également ceux qui sont tout à fait banals dans une vie humaine ordinaire, nous trouvons alors que la situation est encore pire pour les insouciants procréateurs. Cela montre qu'ils jouent à la roulette russe avec un pistolet entièrement chargé – pointé, évidemment, non pas sur leurs propres têtes, mais sur celles de leur future progéniture. David Benatar, Better Never to Have Been, p. 92

Ressources

David Benatar, Better Never to Have Been: The Harm of Coming into Existence, Oxford : University Press, 2006. F. Dézèque, « Bien-être (A) » (2021), l'Encyclopédie philosophique, https://encyclo-philo.fr/item/1666.